Les membres du groupe Litiges en valeurs mobilières de Blakes ont cerné cinq décisions de 2023 particulièrement dignes d’intérêt. Dans le présent bulletin, nous examinons ces décisions, lesquelles ont été rendues par des commissions des valeurs mobilières provinciales ou divers tribunaux de partout au Canada, dont la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel de l’Ontario.
Ces décisions s’inscrivent dans divers contextes, notamment des actions collectives, des procédures d’application de la loi et des litiges relatifs à des opérations. Certaines d’entre elles établissent d’importants précédents, alors que d’autres signalent des tendances ou des éléments de pratique en évolution qui incitent à réévaluer les stratégies conventionnelles. Ensemble, elles offrent ce qui suit :
- des précisions attendues apportées par des tribunaux d’appel sur les types de conduite qui satisfont aux critères applicables à certaines obligations prévues par la loi ou qui peuvent constituer des infractions, notamment en ce qui a trait au tuyautage et à l’obligation de divulguer les changements importants (les affaires Markowich et Peters; l’affaire Re Baay);
- des précisions sur la compétence territoriale des commissions des valeurs mobilières provinciales et des tribunaux appropriés pour entendre des types particuliers de différends en matière de valeurs mobilières (l’affaire Sharp; l’affaire Mithaq);
- des précisions sur les types de pratiques du personnel chargé de l’application de la loi pouvant être considérés comme un abus de procédure et dans quelle mesure ils le sont (l’affaire Morabito);
- des considérations pratiques à l’intention des émetteurs, ainsi que de leurs administrateurs, dirigeants et équipes juridiques, leur permettant d’assurer leur conformité aux lois sur les valeurs mobilières et de gérer les risques liés aux litiges en valeurs mobilières.
1. DES PRÉCISIONS EN MATIÈRE DE COMPÉTENCE : SHARP C. AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS
Dans l’affaire Sharp c. Autorité des marchés financiers, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a statué que le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec (le « TAMF ») avait compétence sur des défendeurs de l’extérieur de la province relativement à un stratagème transnational de type « gonflage et largage ». Cette décision apporte non seulement des précisions sur la réglementation des valeurs mobilières, mais elle offre aussi des leçons qui toucheront de nombreux autres domaines du droit. La CSC y fait par ailleurs une analyse approfondie de la relation entre le Code civil du Québec (le « C.c.Q. ») et d’autres lois québécoises.
Le différend ayant donné lieu à cette affaire opposait l’Autorité des marchés financiers (l’« AMF »), soit l’organisme administratif chargé d’encadrer le secteur financier québécois, à quatre résidents de la Colombie-Britannique (les « défendeurs »). L’AMF, soutenant que ces derniers avaient pris part à un stratagème de manipulation de titres ayant des liens avec le Québec dans le but de faire augmenter le prix d’une action, a demandé au TAMF de rendre diverses ordonnances contre eux. Peu de temps après, les défendeurs ont déposé des requêtes en exception déclinatoire contestant la compétence du TAMF à leur égard.
La CSC a conclu que le TAMF avait compétence sur les défendeurs en application de la législation québécoise sur les valeurs mobilières. Dans son examen de la compétence territoriale des autorités en valeurs mobilières, la CSC s’est d’abord penchée non pas sur la législation en valeurs mobilières, mais sur la disposition préliminaire du C.c.Q., laquelle prévoit que ce dernier « établit le droit commun » et constitue « le fondement des autres lois » au Québec. Par conséquent, les opérations d’interprétation du droit civil, y compris notamment des lois particulières, doivent débuter par un examen du C.c.Q. De plus, sauf disposition contraire de la loi, le C.c.Q. s’applique aux lois particulières même si aucun droit privé n’est en cause. En appliquant ces principes, la CSC a noté que le C.c.Q. ne conférait pas au TAMF compétence sur les défendeurs.
Or, poursuivant son examen, la CSC s’est ensuite tournée vers le critère du « lien suffisant » établi dans la décision qu’elle avait rendue précédemment dans l’affaire Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia (l’« affaire Unifund »). Ce critère est habituellement utilisé pour limiter la portée de l’application de lois provinciales à l’extérieur de la province ayant légiféré. En l’espèce, toutefois, la CSC a appliqué ce critère pour déterminer la compétence territoriale et les limites territoriales des tribunaux administratifs exerçant un rôle de réglementation, comme le TAMF. En appliquant ce critère, la CSC a confirmé la nature transnationale de la réglementation moderne des valeurs mobilières dans un contexte où, souvent, les marchés des valeurs mondiaux transcendent les frontières et exigent une application concertée des règles.
Plusieurs indices ont permis d’établir l’existence d’un lien suffisant entre le Québec et les défendeurs dans cette affaire, notamment le fait que la société par l’entremise de laquelle les défendeurs auraient exécuté leur stratagème était une émettrice assujettie en vertu du droit québécois. Par conséquent, la CSC a conclu que le TAMF avait compétence sur les défendeurs.
RÉPERCUSSIONS
Il y a lieu de s’attendre à ce que cette décision soit invoquée par les tribunaux administratifs et les organismes de réglementation provinciaux pour exercer leur compétence aussi largement que la décision de l’affaire Unifund le permet, ce qui pourrait donner lieu à la mise en œuvre de mesures d’application concurrentes entre diverses provinces. Toutefois, la conséquence la plus importante de cette décision pourrait être plutôt difficile à anticiper, dans la mesure où les plaideurs dans divers domaines du droit pourraient l’invoquer pour contester les interprétations de lois qui entrent en conflit avec les principes énoncés dans le C.c.Q.
2. LE SENS DE « CHANGEMENT IMPORTANT » : MARKOWICH V. LUNDIN MINING CORPORATION ET PETERS V. SNC-LAVALIN
En mai 2023, la Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO ») a rendu des décisions connexes dans les affaires Markowich v. Lundin Mining (l’« affaire Markowich ») et Peters v. SNC-Lavalin Group Inc. (l’« affaire »). Ces deux affaires concernaient des requêtes en autorisation d’intenter des actions prévues par la loi, lesquelles requêtes alléguant que l’émetteur défendeur dans chacun des cas avait manqué à son obligation de communiquer sans délai des changements importants conformément à la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario (la « LVMO »). Les deux décisions examinent le sens d’un « changement important » aux termes de la LVMO et clarifient l’approche analytique que les tribunaux devraient suivre pour appliquer ce sens aux faits d’une affaire donnée.
Dans l’affaire Markowich, la CAO a infirmé la décision du juge de première instance de refuser l’autorisation, au motif que ce dernier avait interprété le sens de « changement » trop étroitement. Toutefois, dans l’affaire Peters, la CAO a confirmé la décision du juge de première instance, statuant que ce dernier avait suivi la bonne approche analytique et que, dans les circonstances précises alléguées, il n’y avait aucune possibilité raisonnable que le demandeur puisse établir qu’un changement était survenu dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de la société.
Il faut tenir compte du contexte procédural dans lequel les requêtes ont été présentées et du fardeau relativement faible qui incombe à un demandeur d’établir l’existence d’une possibilité raisonnable de succès. Toutefois, les tribunaux n’ont donné que très peu de directives quant à ce qui constitue un « changement important », lequel doit être divulgué « sans délai » par l’émetteur, et quant à la façon de distinguer un « changement important » d’un « fait important », lequel doit être divulgué dans le cadre du dépôt de l’information continue de l’émetteur. Par conséquent, il y a lieu de s’attendre à ce que les affaires Markowich et Peters aient une incidence au-delà des réclamations pour présentation inexacte des faits sur le marché secondaire prévues par la loi.
De plus, les conclusions divergentes de ces décisions mettent en lumière le fait que ce qui constitue un changement important dépendra fortement des circonstances propres aux activités commerciales de l’émetteur défendeur.
L’affaire Markowich
Les réclamations du demandeur dans cette affaire portaient sur l’omission alléguée de la société de divulguer des questions relatives à une paroi de fosse instable et à un glissement rocheux étant survenu à l’une de ses mines à ciel ouvert. Le juge de première instance a rejeté la requête en autorisation du demandeur, concluant que les questions d’instabilité n’entraînaient pas une prise de position, orientation ou direction (position, course, or direction) différente par rapport aux activités commerciales, à l’exploitation ou au capital de la société et que, par conséquent, elles n’apportaient aucun « changement » dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de la société au sens de la LVMO. Le juge de première instance a conclu que les parois de fosse instables et les glissements rocheux constituaient des risques inhérents aux activités de la société et n’avaient pas d’incidence sur la viabilité de cette dernière.
La CAO a infirmé la décision de première instance, statuant que l’approche utilisée par le juge de première instance avait été trop étroite pour déterminer si les questions d’instabilité constituaient un « changement » au sens de la LVMO. La CAO a précisé que l’analyse visant à déterminer s’il y a eu un « changement important » comporte deux étapes :
- un examen visant à déterminer si un changement aux activités commerciales, à l’exploitation ou au capital de la société est survenu;
- un examen visant à déterminer si ledit changement (s’il y a lieu) constitue un changement important pour les investisseurs.
La CAO a conclu qu’à la première étape de l’analyse, la portée du terme « changement » est large et englobe tout changement survenant à l’intérieur de la société. Contrairement à l’approche du juge de première instance, l’examen à la première étape ne devrait pas tenir compte de l’ampleur ou de l’incidence commerciale du changement allégué. Ces facteurs devraient plutôt faire l’objet de l’examen à la deuxième étape, lorsque l’importance relative est évaluée.
En infirmant la décision de première instance, la CAO a également souligné qu’à l’étape de l’autorisation, le demandeur n’avait qu’à démontrer une possibilité raisonnable de succès fondée sur la preuve et une interprétation plausible de la loi. Elle a conclu que le demandeur avait satisfait à cette exigence même s’il n’existait aucune preuve directe que la paroi de fosse instable et le glissement rocheux avaient réellement eu une incidence sur les activités minières de la société.
L’affaire Peters
La question centrale dans l’affaire Peters était de savoir si un appel téléphonique entre la société et des procureurs fédéraux relativement à une poursuite en cours contre la société pour fraude et corruption constituait un « changement important ». Au cours de cet appel, les procureurs ont informé la société que celle-ci ne serait pas invitée à négocier un accord de réparation afin de régler les accusations portées contre elle.
La CAO a confirmé la décision du juge de première instance au motif que celui-ci avait suivi la bonne approche analytique et avait utilisé une définition suffisamment large du terme « changement » à la première étape de l’analyse. Elle a déterminé par ailleurs que le juge de première instance avait eu raison de conclure, en se fondant sur cette définition large, que la demande du demandeur n’avait aucune possibilité raisonnable de succès et que l’autorisation avait été refusée à juste titre.
En examinant les faits propres à cette affaire, la CAO a souscrit à l’opinion du juge de première instance selon laquelle le contenu de l’appel téléphonique entre la société et les procureurs ne constituait pas un « changement important » dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de la société, car ce contenu ne modifiait pas en définitive le risque de poursuite au moment où l’appel a eu lieu. Entre autres facteurs, la société faisait déjà face à des poursuites éventuelles avant l’appel en question et, dans les semaines suivant cet appel, elle avait entrepris des négociations au sujet d’un accord de réparation possible.
RÉPERCUSSIONS
Étant donné que ces causes reposaient sur des faits particuliers et qu’elles ont eu des résultats différents, il est encore trop tôt pour conclure que les décisions rendues respectivement dans les affaires Markowich et Peters mèneront à une augmentation du nombre d’actions collectives en valeurs mobilières fondées sur des manquements allégués relativement à la divulgation de changements importants. Cependant, il y a lieu d’envisager ce qui suit :
- Comme ces affaires ont apporté des précisions sur l’approche analytique devant être adoptée par les tribunaux pour déterminer si un changement important s’est produit, on peut s’attendre à une plus grande cohérence et à une prévisibilité accrue de la part des tribunaux de première instance.
- À la lumière de l’importance accordée à la question de savoir si un fait nouveau constitue un changement, qu’il soit important ou non, les émetteurs défendeurs voudront s’assurer de déposer une preuve à l’étape de l’autorisation qui développe pleinement le contexte factuel dans lequel un changement allégué se serait produit. Il ne suffirait peut-être pas de soutenir simplement qu’un changement n’est pas important; les défendeurs pourraient vouloir aller plus loin et démontrer qu’aucun changement n’est survenu.
- Bien que les affaires Markowich et Peters aient été tranchées dans le cadre de requêtes en autorisation d’intenter des actions pour présentation inexacte des faits sur le marché secondaire, l’approche analytique utilisée pour déterminer si un changement important est survenu sera sans doute appliquée dans d’autres contextes. Les émetteurs confrontés à de nouveaux développements voudront prendre en compte l’analyse de la CAO lorsqu’ils examineront leurs obligations d’information.
3. DES PRÉCISIONS POUR ÉVITER DES ALLÉGATIONS DE TUYAUTAGE : RE BAAY
Dans sa décision relative à l’affaire Re Baay en mai 2023, l’Alberta Securities Commission (l’« ASC ») a conclu que le chef de la direction de Touchstone Exploration (le « chef de la direction ») avait contrevenu au paragraphe 147(4) de l’Alberta Securities Act (l’« ASA ») en partageant des ébauches de communiqués de presse avec un courtier inscrit (le « courtier inscrit ») après la fermeture des marchés, ce qui constituait du « tuyautage », c’est-à-dire la communication sélective de renseignements confidentiels importants. Dans l’exposé conjoint des faits, le chef de la direction a avoué qu’entre décembre 2019 et avril 2021, il avait partagé six ébauches de communiqués de presse (les « communiqués ») avec le courtier inscrit, lequel gérait le régime d’actionnariat des employés de la société. Le courtier inscrit était également une connaissance de longue date du chef de la direction et un actionnaire de Touchstone Exploration. Les communiqués comportaient de l’information importante inconnue du public concernant des résultats de forages exploratoires et le chef de la direction avait transmis ces communiqués au courtier inscrit après la fermeture des marchés, c’est-à-dire en soirée et durant la fin de semaine. Touchstone Exploration avait publié les versions définitives de ces communiqués avant l’ouverture des marchés, ce qui faisait en sorte qu’il était impossible pour le courtier inscrit de négocier ou d’acheter des titres de Touchstone Exploration à la lumière de l’information fournie avant que celle-ci soit diffusée au public.
Dans sa décision, l’ASC a indiqué clairement que les circonstances pertinentes au règlement de cette affaire comprenaient le fait que le chef de la direction avait accepté rapidement la responsabilité de ses actions, qu’il avait fait preuve d’une coopération exemplaire, qu’il n’avait pas utilisé l’information en question pour négocier des titres de Touchstone Exploration, qu’il n’avait pas l’intention de tirer profit de cette communication d’information et qu’il n’avait jamais fait l’objet de sanctions par l’ASC. L’ASC a noté de surcroît qu’en raison du moment auquel les courriels avaient été envoyés, il n’avait été possible ni pour le courtier inscrit ni pour toute autre personne avec laquelle ce dernier aurait pu partager les courriels ou leur contenu, de négocier ou d’acheter des titres de Touchstone Exploration en ayant connaissance de l’information importante inconnue du public avant que les communiqués ne soient publiés.
Malgré ces facteurs, à titre d’infraction de responsabilité stricte, la divulgation de ces renseignements constituait une infraction de tuyautage au sens du paragraphe 147(4) de l’ASA et ne relevait pas de l’exemption permettant une telle divulgation lorsque celle-ci est nécessaire dans le cours normal des activités. Par conséquent, l’ASC a conclu que le chef de la direction était strictement tenu d’éviter la communication sélective de renseignements confidentiels importants afin d’empêcher les occasions de délit d’initié. Toutefois, dans cette affaire, l’ASC n’a pas demandé d’interdiction d’accès au marché en raison des circonstances particulières de cette affaire, ainsi que de la collaboration immédiate et totale du chef de la direction.
RÉPERCUSSIONS
Cette décision témoigne de l’importance du principe fondamental qui sous-tend la réglementation des valeurs mobilières, soit celui d’assurer que les investisseurs peuvent prendre des décisions de placement éclairées en ayant un accès équitable à l’information nécessaire. En outre, elle renforce le fait que les tribunaux considèrent le tuyautage comme un affront à ce principe fondamental, car il nuit à l’intégrité du marché en offrant un avantage aux participants sur le marché qui reçoivent des renseignements confidentiels.
Cette décision nous rappelle aussi que le tuyautage constitue une infraction de responsabilité stricte, ce qui veut dire que l’ASC et les autres organismes de réglementation ne sont pas tenus de prouver une intention quelconque pour démontrer l’existence d’une infraction. Il n’est pas non plus nécessaire que la personne effectuant le tuyautage sache que le destinataire de l’information négociera les titres concernés, ou encore qu’elle ait pour intention que l’information en question soit utilisée par le destinataire à des fins de négociation pour démontrer l’existence d’une infraction. Autrement dit, le simple fait de transmettre de l’information importante inconnue du public à une autre personne constitue une violation des lois sur les valeurs mobilières de l’Alberta.
Enfin, cette décision fait valoir l’importance du principe fondamental de l’accès équitable à l’information et la nécessité de maintenir la confiance des investisseurs dans le marché en assurant des règles du jeu équitables. Par conséquent, dans tous les cas, les personnes qui détiennent de l’information importante inconnue du public devraient faire preuve de vigilance afin d’en préserver la confidentialité, exception faite de la divulgation de telle information dans le cours normal des activités, peu importe s’il y a un préjudice potentiel aux marchés financiers. Plus précisément, ces personnes doivent faire preuve d’une prudence accrue lorsqu’elles communiquent avec des professionnels du marché avec lesquels elles ont une relation sociale.
4. LE POINT SUR L’APPLICATION RÉGULIÈRE DE LA LOI : MORABITO V. BRITISH COLUMBIA (SECURITIES COMMISSION)
Dans l’affaire Morabito v. British Columbia (Securities Commission) (l’« affaire Morabito »), les demandeurs, soit Global Crossing Airlines Group Inc. (anciennement Canada Jetlines Ltd.) (« Jetlines ») et un administrateur de cette dernière (par ailleurs également président exécutif de celle-ci) (l’« administrateur »), ont obtenu l’autorisation d’interjeter appel d’une décision de la British Columbia Securities Commission (la « BCSC »), aux termes de laquelle une formation de la BCSC (la « formation ») avait rejeté des demandes de suspension fondées sur un abus de procédure. L’instance sous-jacente devant la BCSC découlait d’un avis d’audience alléguant que Jetlines avait omis de communiquer en temps opportun des renseignements importants en violation de la Securities Act de la Colombie-Britannique, que l’administrateur avait autorisé cette violation et qu’il s’était livré à des opérations d’initiés. La demande de suspension déposée par les demandeurs à l’égard de cette instance reposait sur les affirmations des demandeurs selon lesquelles l’instance dans son ensemble était devenue abusive en raison d’une enquête excessive et de manquements persistants de la part du directeur général de la BCSC (le « directeur général ») en matière de communication de l’information, y compris le fait qu’un témoin clé était en phase terminale et sur le point de mourir.
La Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « CACB ») a autorisé l’appel de la décision interlocutoire de la BCSC rejetant la demande de suspension. Ce faisant, la CACB a souligné l’importance des questions soulevées et de l’appel proposé pour les demandeurs, ainsi que le bien-fondé apparent des arguments proposés.
La CACB a cerné deux questions de droit clés :
- la question de savoir si l’analyse utilisée pour déterminer si une procédure administrative constitue un abus de procédure pour des raisons autres que le délai administratif exigeait une analyse considérablement différente de celle qui avait été établie dans les affaires Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission) et Law Society of Saskatchewan c. Abrametz;
- la question de savoir si la BCSC avait commis une erreur en n’exigeant pas du directeur général qu’il s’acquitte de son fardeau de preuve pour répondre aux allégations de conduite abusive étayées par certains éléments de preuve.
En ce qui concerne le bien-fondé apparent, la CACB a conclu à l’existence d’une cause défendable quant à la possibilité que la formation de la BCSC ait commis une erreur en accordant une importance démesurée à la présence ou à l’absence de préjudice subi par les demandeurs. Selon la CACB, il était possible qu’elle détermine que le fardeau de la preuve puisse être transféré au directeur général afin que ce dernier réponde de façon significative aux allégations d’abus étayées par des éléments de preuve. Il était également possible, selon elle, qu’elle arrive à la conclusion que la formation a commis une erreur en omettant d’accorder une importance quelconque au fait que le directeur général avait refusé que les enquêteurs de la BCSC subissent un contre-interrogatoire au sujet de leur conduite.
RÉPERCUSSIONS
La décision d’appel à venir pourrait fournir de nouvelles indications sur la façon dont les allégations d’abus de procédure, pour des raisons autres que le délai, devraient être traitées par les organismes administratifs, notamment les commissions des valeurs mobilières provinciales. Elle pourrait également aborder la question de savoir si le fardeau de la preuve incombe au directeur général d’une commission des valeurs mobilières pour répondre de façon significative lorsque des allégations d’abus de procédure sont soulevées par un intimé. Elle pourrait aussi fournir des indications au sujet des enquêtes menées par les commissions des valeurs mobilières provinciales, ainsi que de la capacité du directeur général de telles commissions de refuser que les enquêteurs de ces dernières subissent un contre-interrogatoire.
5. MESURES DE DÉFENSE CONTRE LES OFFRES PUBLIQUES D’ACHAT : MITHAQ CANADA INC. (RE)
En octobre 2023, Mithaq Canada Inc. a lancé une offre publique d’achat visant Aimia Inc. (« Aimia ») lors d’un litige entre ces deux parties devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « CSJO »), ouvrant ainsi un deuxième front devant le Tribunal des marchés des capitaux de l’Ontario (le « TMCO »). Ces différends entre Mithaq et Aimia, qui se sont échelonnés sur près d’un an, donnent un aperçu des stratégies actuelles en matière d’offres publiques d’achat qui sont déployées devant les tribunaux et les autorités en valeurs mobilières. Ils reflètent également la perspective actuelle des organismes de réglementation à l’égard des mesures de défense que prennent les cibles d’offres publiques d’achat.
Aimia est une société de portefeuille de placement établie à Toronto qui, jusqu’en 2018, exploitait le programme de fidélisation Aéroplan. Mithaq Canada Inc. est une filiale de Mithaq Capital SPC (« Mithaq »), membre du groupe Mithaq Holding Company, une société de portefeuille familiale établie en Arabie saoudite.
En février 2023, Mithaq a divulgué qu’elle détenait ou contrôlait 19,99 % des actions d’Aimia. En avril 2023, Mithaq a indiqué qu’elle avait l’intention de voter contre la réélection du conseil d’administration d’Aimia à l’assemblée annuelle de cette dernière. Lorsque le conseil d’administration d’Aimia a été réélu de justesse, Mithaq a présenté une demande à la CSJO pour faire examiner les procurations. Quant à elle, Aimia a introduit une instance visant à empêcher Mithaq de demander la tenue d’une assemblée, d’exercer les droits de vote rattachés à ses actions ou d’acquérir des actions supplémentaires d’Aimia. Aimia a également allégué que le frère du chef de la direction d’Aimia, lui-même ancien administrateur d’Aimia, avait été un allié non divulgué de Mithaq jusqu’à la tenue de l’assemblée générale annuelle.
En mai 2023, Mithaq a divulgué que le pourcentage des actions d’Aimia qu’elle détenait ou contrôlait avait augmenté et atteignait alors 30,96 %. En juin de la même année, Aimia a adopté un régime de droits des actionnaires (le « RDA ») sans l’approbation de ses actionnaires. Ce régime prévoyait qu’une offre publique d’achat devait avoir une condition de dépôt minimal de plus de 50 % des actions d’Aimia détenues par des actionnaires « indépendants » (tel que défini dans le RDA) pour éviter le déclenchement de l’application du RDA. Aimia a approuvé un deuxième RDA en décembre 2023 lorsque le délai pour l’approbation du RDA initial par les actionnaires d’Aimia fut expiré.
En octobre 2023, Mithaq a présenté une offre publique d’achat qui proposait une prime d’environ 20 % par rapport au cours des actions d’Aimia en vigueur à ce moment, ainsi qu’une date limite, soit le 18 janvier 2024, pour accepter l’offre.
Peu de temps après, Aimia a annoncé un placement privé d’au plus 10,475 millions d’actions ordinaires et d’un nombre égal de bons de souscription d’actions ordinaires dont la clôture aurait lieu le 19 octobre 2023. Les actions pouvant être émises représenteraient 24,89 % des actions d’Aimia alors en circulation. Aimia a annoncé qu’elle prévoyait de réunir un produit brut de 32,5 M$ CA aux fins du financement de ses activités pour la période des 12 à 24 mois suivants.
Faisant suite également à l’offre publique d’achat proposée par Mithaq, Aimia a déposé une demande visant à modifier sa déclaration dans le cadre de sa poursuite civile contre Mithaq pour ainsi alléguer que le frère du chef de la direction d’Aimia était un allié non divulgué de Mithaq, que cette dernière avait obtenu de lui de l’information importante inconnue du public, et que l’offre publique d’achat de Mithaq n’était pas conforme à plusieurs égards au droit ontarien des valeurs mobilières.
Deux jours avant la clôture du placement privé d’Aimia, Mithaq a déposé auprès du TMCO une requête pour l’émission d’une ordonnance d’interdiction d’opérations sur les titres visés par le RDA d’Aimia et le placement privé, au motif qu’il s’agissait de mesures de défense inappropriées.
Le TMCO a émis une ordonnance de mesures interlocutoires élargissant un engagement par Aimia d’annuler le placement privé si la requête de Mithaq devait être accordée. Aimia a ensuite introduit une demande reconventionnelle visant à empêcher Mithaq d’acquérir des actions supplémentaires d’Aimia lors de l’offre publique d’achat.
À la suite d’une audience tenue en décembre 2023, le TMCO a émis une ordonnance rejetant les demandes respectives de Mithaq et d’Aimia, dont les motifs seraient publiés à une date ultérieure. Dans le cadre de cette ordonnance, Aimia a accepté de révoquer le RDA. En date de la publication du présent bulletin, le TMCO n’a pas encore publié les motifs relatifs à son ordonnance.
Le 3 janvier 2024, Aimia a annoncé le règlement de la poursuite civile visant le frère du chef de la direction. Le 11 janvier 2024, Aimia a annoncé le départ de son chef de la direction. Le 18 janvier 2024, Mithaq a annoncé le report de l’échéance pour l’acceptation de son offre par les actionnaires d’Aimia au 15 février 2024.
RÉPERCUSSIONS
Ce différend entre Mithaq et Aimia, qui a été suivi de près par plusieurs, démontre une stratégie de défense à multiples volets contre une offre publique d’achat. Les procédures civiles visaient au départ à régir les assemblées des actionnaires, mais Aimia a ensuite tenté d’élargir la portée des procédures pour y inclure des allégations d’utilisation inappropriée d’information inconnue du public et de violation des lois sur les valeurs mobilières. Il y a lieu de soutenir que la CSJO ne constituait pas le tribunal approprié pour traiter ces allégations. À la lumière de cette possibilité, Aimia a demandé de se faire entendre par le TMCO si la CSJO devait décliner compétence.
L’instance devant le TMCO dans cette affaire est la première cause depuis la décision rendue dans l’affaire Re Hecla Mining qui a pour objet de déterminer si un placement privé constitue une mesure de défense inappropriée dans le cadre d’une offre publique d’achat. Bien que les motifs relatifs à la décision du TMCO soient attendus, ce dernier a vraisemblablement appliqué le cadre qu’il avait élaboré dans l’affaire Re Hecla Mining. Il semble que le TMCO ait déterminé que la preuve d’Aimia, selon laquelle cette dernière avait un besoin sérieux et immédiat de financement, était suffisamment convaincante. La décision du TMCO dans cette affaire, ainsi que celle rendue antérieurement dans l’affaire Re Hecla Mining, pourraient signaler l’existence d’un seuil relativement élevé pour déterminer, dans d’éventuelles causes, qu’un placement privé par ailleurs prudent puisse être considéré comme une mesure de défense inappropriée.
CONCLUSION
Ces cinq affaires dignes d’intérêt fournissent des précisions sur divers éléments du droit des valeurs mobilières, notamment la compétence territoriale, les obligations d’information, les infractions réglementaires, l’application régulière de la loi et les mesures de défense contre les offres publiques d’achat. Les émetteurs et leurs parties prenantes auraient avantage à en prendre bonne connaissance pour élaborer et peaufiner leurs pratiques et stratégies en matière de réglementation, de conformité et de litige, et ce, de manière à tenir pleinement compte du contexte juridique canadien en évolution.
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