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Fusion d’AT&T et de Time Warner : leçons à tirer pour les sociétés songeant à une fusion

19 mars 2019

Le 26 février 2019, la Cour d’appel fédérale du district de Columbia (la « Cour d’appel ») a rendu une importante décision en matière d’antitrust qui influera sur la manière dont les fusions verticales seront examinées aux États-Unis et peut-être dans d’autres pays, y compris le Canada. La Cour d’appel a refusé d’infirmer la décision de la Cour de district des États-Unis (la « Cour de district ») autorisant AT&T (l’un des plus importants fournisseurs de télévision payante aux États-Unis) et Time Warner (l’un des plus importants producteurs de contenu aux États-Unis) à réaliser leur fusion, une opération évaluée à 108 G$ US. Il s’agissait de l’une des affaires en droit de la concurrence les plus suivies de tous les temps.

La décision rendue par la Cour d’appel clôt définitivement cette affaire : le département de la Justice des États-Unis (le « département de la Justice ») a indiqué qu’il ne demanderait pas l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême des États-Unis.

Dans le présent bulletin, nous faisons un survol du contexte de cette décision et présentons les points à retenir au chapitre de la préparation, de l’examen et de la contestation des fusions au Canada.

CONTEXTE

Le 22 octobre 2016, AT&T a annoncé son projet d’acquisition de Time Warner. Cette fusion devait combiner le contenu de programmation de Time Warner, qui comprend les chaînes de télévision HBO, CNN, TBS et TNT, avec les services d’AT&T en matière de mobilité, de télévision et de distribution à large bande, notamment DirecTV. Face à la nouvelle concurrence de Netflix et d’Amazon, qui proposent des services concurrents, les dirigeants des deux sociétés ont positionné la fusion comme un moyen d’améliorer l’offre de contenu, de personnaliser la publicité et d’améliorer l'accessibilité et la disponibilité du contenu sur toutes les plateformes. Malgré les nombreux avantages proconcurrentiels de la fusion proposée, y compris des économies estimées à 1,5 G$ US, le département de la Justice a intenté une action le 20 novembre 2017 dans le but de bloquer l’opération.

En première instance, le département de la Justice a soutenu que l’opération permettrait à AT&T de tirer parti de la programmation populaire de Time Warner pour accroître son pouvoir de persuasion dans le cadre de la négociation d’ententes de distribution avec d’autres distributeurs. Il en résulterait que les prix plus élevés seraient répercutés sur les consommateurs et que la fusion briderait la croissance des distributeurs innovants et de prochaine génération.

Après un procès de 23 jours au cours duquel 28 témoins ont été entendus, la Cour de district a rejeté la demande du département de la Justice de bloquer la fusion. La Cour de district a tiré plusieurs conclusions importantes, qui ont ensuite été confirmées par la Cour d’appel.

POINTS À RETENIR

Témoignages de concurrents, déclarations antérieures et documents internes

Les témoignages de concurrents occupaient une place importante dans la cause du département de la Justice. En première instance, le département de la Justice a présenté neuf témoins représentant des concurrents de DirecTV (AT&T), pour faire état du préjudice que leurs entreprises risqueraient de subir après la prise de contrôle de Time Warner par AT&T.

Bien que le département de la Justice se soit fondé sur les plaintes de concurrents pour poursuivre l’affaire en première instance, la Cour de district a conclu qu’il s’agissait de plaintes hypothétiques, étant donné que le préjudice éventuel qu’auraient subi les concurrents ne pouvait être quantifié. Il ne suffisait pas pour les concurrents de DirecTV de présenter des hypothèses quant aux répercussions négatives possibles de l’opération sur leurs activités. La Cour d’appel a confirmé cette conclusion.

Le département de la Justice a également fait valoir que la Cour de district n’avait pas pris en compte adéquatement les déclarations faites par AT&T et DirecTV dans le cadre de leurs dépôts réglementaires antérieurs. Au moment de la fusion de Comcast et de NBCUniversal en 2009, AT&T et Time Warner avaient toutes deux soutenu que l’opération pouvait entraîner des frais plus élevés pour les consommateurs. La Cour de district était réticente à accorder un poids important à ces déclarations, car AT&T et DirecTV étaient alors des concurrents directs. La Cour d’appel a également confirmé cette conclusion.

Le département de la Justice a aussi présenté en preuve un certain nombre de présentations, de courriels et de notes de service rédigés par des employés de chacune des parties à la fusion. La Cour de district a déterminé que bon nombre de ces documents n’avaient pas été examinés par les membres de la haute direction chargés de prendre des décisions importantes pour la société. Par conséquent, la Cour de district était réticente à donner du poids à cette preuve.

De plus, la Cour de district n’a pas tenu compte du fait que plusieurs de ces documents avaient été modifiés avant d’être finalisés par la direction. Dans sa décision, la Cour d’appel n’a émis aucun commentaire sur cette question.

La décision rendue en appel souligne à quel point il est important que, tôt dans un processus de fusion, des directives soient fournies à l’équipe chargée de la planification de la fusion afin d’assurer que les versions finales des documents déposés auprès du Bureau de la concurrence reflètent fidèlement les objectifs commerciaux de la société partie à la fusion.

Experts

La cause du département de la Justice était fondée sur un avis présenté par un expert selon lequel si Time Warner menaçait de retenir des contenus et d’interrompre la diffusion de ses chaînes auprès des distributeurs autres que DirecTV, cela aurait probablement des répercussions sur les frais d’abonnement payés par les consommateurs. La Cour de district a contesté le modèle économique présenté par le département de la Justice, qualifiant ce modèle de dissocié de la réalité : non seulement de telles interruptions de service étaient-elles rares, mais elles n’entraînaient pas non plus une migration importante de clients, comme le prévoyait l’expert du département de la Justice. La Cour de district a également critiqué le fait que cet expert avait fondé son témoignage sur des données désuètes et erronées.

La Cour d'appel s’est rangée du côté de la Cour de district, reconnaissant d’ailleurs qu’il serait difficile de prévoir les augmentations de prix à long terme étant donné les changements continus et la compétitivité croissante dans le secteur.

Il est essentiel que les modèles économiques utilisés concordent avec les activités réelles d’une entreprise et que le tout soit expliqué au tribunal de manière compréhensible. Les données les plus justes et les plus récentes doivent être utilisées, et ce, avec prudence, car elles peuvent ne pas refléter la réalité future du marché (comme le déclin des revenus de DirecTV par suite de l’expansion de Netflix et d’autres services de télévision par contournement). Comme l’a souligné la Cour d’appel, le département de la Justice a échoué à cet égard.

Trouver une solution par voie de litige

La Cour de district et la Cour d’appel ont toutes deux conclu que le modèle utilisé par l’expert du département de la Justice comportait des lacunes car il ne tenait pas compte de l’offre irrévocable de conventions d’arbitrage assorties d’une garantie de non-interruption des réseaux Turner de Time Warner. Incidemment, ceci existe déjà au Canada.

Avant le procès devant la Cour de district, le département de la Justice a tenté d’interdire tout témoignage relatif à l’engagement d’AT&T en matière d’arbitrage. La Cour de district a refusé cette demande, permettant ainsi aux parties à la fusion de présenter des preuves des répercussions de l’engagement en matière d’arbitrage sur le pouvoir de négociation de Time Warner vis-à-vis les distributeurs. La Cour de district a statué que les effets réels des conventions d’arbitrage empêcheraient vraisemblablement la croissance de ce pouvoir de négociation après la fusion proposée.

La Cour d’appel s’est rangée du côté de la Cour de district. Ce faisant, la Cour d’appel a reconnu l’importance de tenir compte des obligations contractuelles (et, par extension, des recours) dans l’analyse des fusions verticales.

CONCLUSION

Cette décision fait valoir l’importance de fonder les théories économiques présentées en première instance sur des preuves réelles et concrètes. Elle met également en valeur le rôle important que jouent les documents dans ce type d’affaire, et comment l’adoption de stratégies d’atténuation efficaces peut favoriser la réussite d’une opération au cours d’un tel processus.

Pour toute question à ce sujet, n’hésitez pas à vous adresser à l’avocat de Blakes avec lequel vous communiquez habituellement ou à un membre des groupes Concurrence et antitrust et Investissement étranger de Blakes.