La Cour d’appel de l’Ontario (la « Cour d’appel ») a récemment annulé une assignation délivrée par un enquêteur de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (la « CVMO »), déclarant que cette assignation avait une portée stupéfiante (staggering in its breadth) et qu’elle était, du fait de sa portée excessive, inconstitutionnelle.
Binance Holdings Limited v. Ontario Securities Commission constitue un cas rare de contestation réussie fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») dans le contexte de la réglementation des valeurs mobilières et pourrait avoir d’importantes répercussions sur la conduite des enquêtes réglementaires, compte tenu des tendances observées récemment qui pointent vers des demandes étendues de documents et de renseignements.
Contexte
Le 10 mai 2023, la CVMO a rendu une ordonnance en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario (la « Loi ») nommant des enquêteurs pour enquêter sur la conduite de Binance (l’« affaire Binance »). Un enquêteur nommé par la CVMO a délivré une assignation à Binance en vertu de l’article 13 de la Loi, demandant, entre autres, que l’entreprise lui fournisse : [TRADUCTION] : « toutes les communications qui concernaient l’Ontario (ou le Canada en général) entre les administrateurs, dirigeants, employés, sous-traitants, mandataires et consultants de Binance Holdings Limited et des entités apparentées de celle-ci ». Il a ensuite fourni des listes non exhaustives d’exemples de sujets d’intérêt pour la CVMO.
Binance a contesté l’assignation pour plusieurs motifs devant le Tribunal des marchés financiers, la Cour supérieure de justice de l’Ontario (y compris la Cour divisionnaire) ainsi que la CVMO elle-même, sans succès. Tous ont refusé d’examiner la validité constitutionnelle de l’assignation sur le fond. En définitive, Binance a obtenu le droit d’interjeter appel de la décision de la Cour divisionnaire et de celle de la CVMO devant la Cour d’appel.
Dans le cadre de l’appel, Binance a soutenu que l’assignation était de portée excessive et contraire à l’article 8 de la Charte, qui prévoit un droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
Décision de la Cour d’appel
Dans sa décision, la Cour d’appel a réitéré que, bien qu’une entité visée par une ordonnance de production relativement à ses registres commerciaux puisse avoir de très faibles attentes en matière de protection de la vie privée, cela ne signifie pas qu’elle puisse n'en avoir aucune. Pour cette raison, l’article 8 de la Charte s’appliquait dans les circonstances.
La Cour d’appel a souligné que le pouvoir d’un enquêteur de rendre une ordonnance de production en vertu de l’article 13 de la Loi se limitait aux documents susceptibles d’être pertinents dans le cadre d’une enquête dûment menée en vertu de la Loi. Ce faisant, elle a rejeté les arguments de la CVMO selon lesquels la pertinence des documents n’était pas requise. La Cour d’appel a déclaré que la pertinence était requise sur le plan constitutionnel pour la plupart des saisies réglementaires puisque ces saisies représentent un exercice d’un pouvoir étatique. Elle a précisé qu’une saisie qui exige la production de documents sans fondement raisonnable de croire qu’ils peuvent être pertinents est de portée excessive, déraisonnable et contraire à l’article 8 de la Charte.
La CVMO a également fait valoir que les documents qu’elle souhaitait obtenir étaient pertinents. La Cour d’appel n’a toutefois pas été d’accord avec la CVMO, affirmant qu’une demande visant à recevoir [TRADUCTION] : « toutes les communications entre pratiquement toute personne qui aurait pu gérer Binance ou ses entités apparentées, avoir été employée par celles-ci, ou encore avoir effectué du travail pour celles-ci, sur une période de deux ans et demi relativement non seulement à l’Ontario, mais à l’ensemble du Canada, peu importe l’objet de ces communications », dépassait de loin l’enquête menée par la CVMO. La Cour d’appel a ainsi expressément rejeté l’argument selon lequel la CVMO pouvait [TRADUCTION] : « exiger pratiquement toutes les communications ou tous les documents produits par une société faisant l’objet d’une enquête, même s’il n’existait aucun fondement raisonnable de croire que ces communications ou documents soient pertinents ».
Principaux points à retenir
L’incidence de cette décision ira bien au-delà de la CVMO; le raisonnement de la Cour d’appel laissant entendre que tous les organismes de réglementation doivent être raisonnables lorsqu’ils exigent la production de documents dans le cadre d’une enquête réglementaire. La décision laisse également entendre que même si les organismes de réglementation peuvent utiliser la production de documents comme outil exploratoire pour vérifier si une infraction a été commise, ils doivent le faire en s’appuyant sur une prémisse raisonnable et ne peuvent s’attendre à avoir « carte blanche ».
La décision est d’autant plus notable étant donné que les autorités en valeurs mobilières ont tendance depuis les dernières années à exiger la production exhaustive de tous les courriels ou autres documents en la possession d’une personne ou entreprise dont les affaires font l’objet d’une enquête, en faisant valoir qu’elles procéderaient elles-mêmes à un filtrage afin d’en vérifier la pertinence.
Ces ordonnances ont suscité des tensions entre les organismes de réglementation et les personnes ou entreprises visées par des enquêtes en raison de préoccupations liées à la proportionnalité, notamment des considérations liées à l’intérêt public compte tenu du fardeau réglementaire imposé. Elles ont également soulevé des préoccupations au sujet de la sécurité des données et de la protection des renseignements personnels, comme il a été mis en évidence plus tôt cette année à la suite de l’atteinte à la protection des données subie par l’Organisme canadien de réglementation des investissements (l’« OCRI »).
Dans le contexte de ces tensions, l’affaire Binance vient créer un précédent qui privilégie une approche plus traditionnelle exigeant des organismes de réglementation qu’ils appuient leurs demandes sur une prémisse, qu’ils restreignent leurs demandes aux catégories de documents raisonnablement susceptibles de se rapporter à cette prémisse ou qu’ils définissent par ailleurs la portée de leur enquête d’une manière qui permettra à la personne ou à l’entreprise d’identifier les documents pertinents.
La décision servira de précédent important aux personnes ou entreprises visées par des enquêtes réglementaires futures et les aidera à demander qu’un équilibre soit établi entre ce qui est nécessaire pour qu’un organisme de réglementation développe le dossier de l’enquête et ce qui peut raisonnablement et réellement être fourni par ces personnes ou entreprises.
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