Lorsqu’une loi prévoit un droit d’appel limité d’une décision rendue par un tribunal administratif, est-il possible de présenter une demande de pourvoi en contrôle judiciaire à l’égard des questions non susceptibles d’appel seulement dans des cas rares ou inhabituels?
Récemment, dans l’affaire Yatar c. TD Assurance Meloche Monnex (l’« affaire Yatar »), la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a précisé que l’existence d’un droit d’appel limité n’empêche pas une personne de présenter une demande de pourvoi en contrôle judiciaire. Selon la CSC, la procédure d’appel limitée prévue par la loi ne constitue pas un recours approprié pour les questions qui ne sont pas visées par celle-ci et ne reflète pas une intention du législateur de restreindre le recours en contrôle judiciaire de ces questions.
L’affaire Yatar renverse une tendance de certains tribunaux inférieurs qui avaient considérablement limité la possibilité d’un pourvoi en contrôle judiciaire lorsqu’un droit d’appel est prévu par la loi. Les parties peuvent maintenant se prévaloir des droits d’appel prévus par la loi, limités aux questions de droit, et demander simultanément un contrôle judiciaire des décisions portant sur d’autres questions. Dans sa décision antérieure dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov (l’« affaire Vavilov »), la CSC soulignait que, dans de tels cas, la norme de contrôle applicable en appel est celle utilisée à l’égard des questions susceptibles d’appel, alors que les autres questions sont soumises aux normes du droit administratif, un principe réitéré dans l’affaire Yatar.
Contexte
À la suite du refus par son assureur de lui verser des indemnités en vertu de la Loi sur les assurances de l’Ontario, Mme Yatar a entrepris une procédure devant le Tribunal d’appel en matière de permis (le « Tribunal »). Le Tribunal a rejeté la demande de Mme Yatar au motif que celle-ci était prescrite. Mme Yatar a demandé un réexamen de la décision du Tribunal en vertu de la Loi de 1999 sur le Tribunal d’appel en matière de permis (la « LTAMP »), laquelle demande a également été rejetée.
Mme Yatar a ensuite interjeté appel de la décision portant sur le réexamen en vertu des droits d’appel limités prévus dans la LTAMP pour ce qui est des questions de droit et a simultanément demandé un contrôle judiciaire relativement aux questions de fait ainsi qu’aux questions mixtes de fait et de droit, dans les deux cas, devant la Cour divisionnaire.
La Cour divisionnaire a rejeté l’appel de Mme Yatar en concluant qu’aucune erreur de droit n’avait été démontrée. Elle a également refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entreprendre un contrôle judiciaire, soulignant que les droits d’appel limités prévus dans la LTAMP reflétaient l’intention du législateur de restreindre la possibilité de demander une révision judiciaire de décisions rendues par le Tribunal en matière d’indemnités d’accident. En s’appuyant sur les facteurs mentionnés dans l’affaire Strickland c. Canada (Procureur général) (l’« affaire Strickland »), la Cour divisionnaire a conclu qu’en raison des droits d’appel limités prévus dans la loi et du pouvoir de réexamen conféré au Tribunal, Mme Yatar disposait d’autres recours appropriés. Elle a également ajouté que, dans une telle situation, le recours en contrôle judiciaire n’est possible qu’en présence de « circonstances exceptionnelles », et que ce n’était pas le cas en l’espèce.
En appel, la Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO ») s’est rangée du côté de la Cour divisionnaire en notant que, dans ces circonstances, les tribunaux exerceraient leur pouvoir discrétionnaire d’entreprendre un contrôle judiciaire uniquement dans des cas « rares » ou « inhabituels ». La CAO a par ailleurs confirmé l’application par la Cour divisionnaire des facteurs mentionnés dans l’affaire Strickland et le refus d’entreprendre un contrôle judiciaire. Elle a également déclaré que, même si un contrôle judiciaire avait été possible, la décision du Tribunal était raisonnable et la demande de Mme Yatar, rejetée.
Décision de la CSC
Dans une décision unanime rédigée par le juge Rowe, la CSC a commencé son analyse en mettant de l’avant deux principes fondamentaux. Premièrement, elle a réaffirmé ses observations dans l’affaire Vavilov selon lesquelles l’existence d’un droit d’appel limité n’exclut pas, à elle seule, la possibilité de présenter une demande de pourvoi en contrôle judiciaire. Deuxièmement, elle a invoqué le principe « fondamental » « de subordination de l’administration publique au pouvoir de surveillance des cours supérieures » et a ajouté que le « contrôle judiciaire est une conséquence nécessaire de la [primauté du droit] ».
La CSC s’est ensuite penchée sur le rôle d’un droit d’appel limité dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un tribunal d’entreprendre un contrôle judiciaire. À cet égard, elle a noté qu’un droit d’appel limité ne reflète pas l’intention du législateur d’éliminer la possibilité de recourir à un contrôle judiciaire pour les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit. Qui plus est, lorsqu’un droit d’appel prévu par la loi n’englobe pas tous les types d’erreurs, le recours en contrôle judiciaire à l’égard des questions qui ne sont pas susceptibles d’appel « respecte pleinement les choix du législateur en matière d’organisation institutionnelle ». Par conséquent, la CSC a déclaré que la Cour divisionnaire et la CAO avaient erré en concluant qu’un appel sur des questions de droit constituait un autre recours approprié aux termes de l’arrêt Strickland.
La CSC a rejeté l’argument selon lequel l’intention du législateur était de simplifier le processus de règlement des différends et de réduire les coûts. Elle a fait observer que l’utilisation économique des ressources judiciaires ne l’emporte pas sur la nécessité de disposer d’un moyen utile et adéquat pour contester des décisions administratives qui sont déraisonnables. Enfin, la CSC a statué que le pouvoir de réexamen interne du Tribunal ne constituait pas un autre recours approprié en l’espèce puisque la décision portant sur le réexamen faisait elle-même l’objet d’une requête en contrôle judiciaire.
La CSC a également précisé que, lorsqu’une personne présente à la fois un appel portant sur des questions de droit et une requête en contrôle judiciaire portant sur des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, l’appel est assujetti à la norme de la décision correcte, selon les normes de contrôle applicables en appel, tandis que le contrôle judiciaire est assujetti à la norme de la décision raisonnable, selon les normes du droit administratif.
Dans son analyse sur le fond relative au contrôle judiciaire, la CSC a conclu que la décision du Tribunal était déraisonnable parce que ce dernier n’avait pas tenu compte des contraintes légales pertinentes, notamment du délai de prescription en cause dans le cas de Mme Yatar. La CSC a renvoyé l’affaire devant le Tribunal.
Principaux points à retenir
- Un droit d’appel limité ne reflète pas l’intention du législateur de restreindre la possibilité d’une personne de présenter une requête en contrôle judiciaire relativement aux questions qui ne sont pas susceptibles d’appel, et ne constitue pas un autre recours approprié pour ces questions.
- Lorsqu’une personne présente à la fois un appel et une requête en contrôle judiciaire, l’appel est assujetti à des normes de contrôle applicables en appel, tandis que le contrôle judiciaire est assujetti à des normes de contrôle applicables en droit administratif.
- Le fait pour un décideur de ne pas tenir compte de décisions administratives antérieures peut rendre sa décision déraisonnable.
- La CSC « reporte à une autre occasion » l’examen de la question de l’ouverture du recours en contrôle judiciaire en présence d’une clause privative, c’est-à-dire une clause qui vise à exclure ou à restreindre ce recours.
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