Sauter la navigation

Quand l’insolvabilité traverse la frontière : ce qu’il faut savoir

21 septembre 2020
Les régimes canadien et américain sont beaucoup plus semblables que dissimilaires.
Linc Rogers, associé du groupe Restructuration et insolvabilité de Blakes
Balado disponible en anglais avec retranscription en français ci-dessous.

L’économie turbulente durant la pandémie de COVID-19 a mis en lumière le processus d’insolvabilité complexe et souvent délicat des deux côtés de la frontière. Dans le cadre de ce plus récent épisode de notre balado, écoutez les associés de Blakes Linc Rogers, Kelly Bourassa et Sébastien Guy nous parler de certaines des différences (et des similitudes) entre les régimes de faillite canadien et américain.

Retranscription

Mathieu : Bonjour, je m’appelle Mathieu Rompré.

Peggy : Et je m’appelle Peggy Moss. Voici le balado Continuité de Blakes. Aujourd’hui, nous poursuivons notre exploration des options juridiques qui s’offrent aux entreprises en difficulté.

Mathieu : En regardant de plus près l’insolvabilité.

Peggy : Et les créances.

Mathieu : Et les prêteurs.

Peggy : Et comment les procédures de faillite au Canada diffèrent de celles aux États-Unis.

Mathieu : Parce que le balado Continuité ne connaît pas de frontières.

Peggy : Tout à fait! Accueillons nos experts!

Mathieu : Bonne idée! Nous sommes aujourd’hui en présence des associés Linc Rogers, Kelly Bourassa et Sébastien Guy.

Peggy : Linc, alors que la pandémie mondiale et les turbulences économiques connexes se déroulent, nous entendons beaucoup parler des procédures de restructuration aux États-Unis et au Canada. Je sais que votre pratique comporte un volet transfrontalier important. Comment expliquez-vous à vos clients américains les différences entre le régime de restructuration canadien et le régime américain, et ce à quoi ils doivent s’attendre?

Linc : Une des choses que j’ai réalisées dans mes années de pratique, c’est que les régimes canadien et américain sont beaucoup plus semblables que dissimilaires. Aux États-Unis, il y a le Chapitre 11 et au Canada, la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, que nous désignons avec affection par l’acronyme « LACC ». Les deux régimes s’appliquent à la réorganisation d’une société débitrice et à la vente d’actifs d’entreprises en difficulté. En réalité, il n’est pas rare qu’une seule et même convention d’achat ou de financement, ou un seul et même plan d’arrangement ou de réorganisation soit approuvé par les tribunaux des deux pays.

Peggy : Existe-t-il des différences dans la façon dont les sociétés débitrices intentent des procédures en vertu de la LACC?

Linc : La principale distinction, Peggy, c’est l’instrument utilisé pour obtenir la suspension initiale des procédures dès le départ. Aux États-Unis, une requête déposée par voie électronique devant le tribunal de faillite approprié déclenche cette suspension initiale. Cela se produit avant même que vous vous présentiez devant un juge. Ensuite, les avocats spécialisés en faillite aux États-Unis se rendent devant le tribunal quelques jours plus tard pour la première audience. Lors de cette première audience, ils demanderont le redressement initial dont ils ont besoin pour pouvoir commencer l’instance. Au Canada, vous ne pouvez pas commencer l’instance avant d’être passé devant un juge, soit l’audience initiale, et d’avoir demandé au juge de rendre ce que nous appelons l’ordonnance initiale. La suspension initiale des procédures dans une affaire en vertu de la LACC ne durera que 10 jours. L’idée est de laisser au débiteur le temps de reprendre son souffle et, plus important encore, de donner un avis à toutes ses parties prenantes clés, de revenir devant le tribunal dans ce délai de 10 jours et de demander la protection supplémentaire dont il pourrait avoir besoin. Cela pourrait comprendre l’approbation d’un financement, d’un processus de vente, ou peut-être de plans de fidélisation des employés clés. Mais l’idée, c’est d’obtenir ce délai de 10 jours, d’aviser toutes les parties prenantes et ensuite de revenir devant le tribunal pour poursuivre le processus.

Mathieu : Kelly Bourassa, nous nous tournons vers vous maintenant. Je crois comprendre qu’il y a aussi des différences en ce qui concerne la surveillance du processus d’insolvabilité. Aux États-Unis, le processus comporte un syndic américain et le concept d’un comité de créanciers non garantis. Existe-t-il une surveillance similaire pour les procédures canadiennes?

Kelly : Mathieu, pour commencer, comme c’est le cas pour les procédures entamées en vertu du chapitre 11, au Canada, c’est la direction existante du débiteur qui, habituellement, conserve le contrôle de l’entreprise et de la restructuration de cette dernière pendant la procédure d’insolvabilité. Comme vous l’avez mentionné, dans le cas des procédures entamées en vertu du chapitre 11, nous voyons souvent la participation du syndic américain, qui est une division du département de la Justice, et aussi d’un comité de créanciers non garantis. Il n’y a pas d’équivalent direct au Canada du syndic américain. Au Canada, nous avons le Bureau du surintendant des faillites, mais son mandat n’est pas le même. La LACC ne comporte aucune disposition particulière relativement aux comités de créanciers non garantis; mais nous avons vu que, dans plusieurs cas, les tribunaux ont autorisé la création de comités spéciaux pour des groupes de parties prenantes dans certaines circonstances. Au Canada, la surveillance principale revient au contrôleur nommé par le tribunal, que l’on caractérise parfois comme étant les yeux et les oreilles du tribunal. Le contrôleur a pour rôle de superviser ou de surveiller les opérations et les activités du débiteur pour le compte de toutes les parties prenantes. Les attributions du contrôleur sont établies par l’ordonnance du tribunal qui désigne ce dernier, ainsi que par la LACC. L’une de ces attributions, qui est imposée par la LACC, est l’obligation d’agir avec intégrité et de bonne foi. Récemment, la LACC a été modifiée de manière à élargir le champ d’application de cette obligation. Désormais, non seulement le débiteur et le contrôleur ont-ils l’obligation d’agir de bonne foi, mais aussi tout intéressé qui participe à une procédure entamée en vertu de la LACC.

Peggy : Sébastien, aux États-Unis, nous entendons parfois parler d’adhésion forcée ou de « cram down ». Qu’est-ce que cela signifie et est-ce qu’il s’agit de quelque chose que l’on trouve dans les procédures canadiennes?

Sébastien : D’abord, aux États-Unis et au Canada, nous avons les mêmes seuils pour ce qui est des votes. Donc, Peggy, pour qu’un plan soit approuvé, il doit répondre à un critère de double majorité pour chaque catégorie de créanciers, soit au moins les deux tiers des réclamations conférant droit de vote, et la majorité des voix des créanciers. Aux États-Unis, nous comprenons que tant qu’il y a au moins une catégorie de parties prenantes lésées qui accepte un plan, le tribunal peut imposer l’adhésion à ce plan auprès des catégories de créanciers dissidents, pourvu que le plan soit juste et équitable pour ces catégories et qu’il ne les discrimine pas. Au Canada, l’adhésion forcée n’est pas un concept prévu à la LACC. Un plan doit être approuvé par chaque catégorie de créanciers concernée. De plus, le contrôleur nommé par le tribunal doit aviser le tribunal du caractère raisonnable et équitable du plan proposé.

Mathieu : Linc, le financement d’une procédure de restructuration présente à la fois des occasions et des défis pour la communauté des prêteurs, mais il s’agit d’une décision importante. Quelles sont les différences principales entre les approches aux États-Unis et au Canada?

Linc : Il s’agit d’un autre exemple où les régimes sont plus semblables que dissemblables sur le plan de leurs effets ou de leurs fonctions. Aux États-Unis, des privilèges super-prioritaires sont souvent accordés aux prêteurs DIP ou aux prêteurs intérimaires qui financent essentiellement la procédure de restructuration elle-même. Lors de l’octroi de tels privilèges prioritaires, le tribunal doit se pencher sur l’effet que cela aurait sur les prêteurs ayant financé l’entreprise en difficulté avant sa requête en vue d’une restructuration. Quelqu’un est déjà là, ayant prêté de l’argent à l’entreprise, alors que quelqu’un d’autre viendrait possiblement prêter de l’argent à l’entreprise et ainsi passer devant le premier prêteur. Donc, aux États-Unis, il existe le concept de protection adéquate. Si vous accordez un privilège qui diminue la valeur de la garantie des prêteurs antérieurs à la requête, vous devez vous assurer que ces prêteurs sont protégés adéquatement, ce qui pourrait se traduire par des paiements périodiques d’intérêts ou des privilèges de remplacement sur d’autres biens grevés, de sorte que la base de leurs biens grevés ne soit pas complètement érodée. Ce concept de protection adéquate n’existe pas vraiment dans le droit canadien et lorsqu’il est question d’accorder des superprivilèges, nous considérons la question sur le plan des préjudices sérieux. L’avantage pour la société débitrice est-il plus important que le préjudice subi par le prêteur antérieur à la requête? Donc, le tribunal examinera, eh bien, la recommandation faite par le contrôleur nommé par le tribunal, la longueur des procédures, les biens grevés, la position de la direction, et notamment si la direction a la confiance de ces prêteurs préexistants. Le tribunal tiendra compte de tous ces facteurs pour décider s’il y a lieu d’accorder ou non des superprivilèges en faveur des prêteurs DIP.

Peggy : Kelly, les opérations de fusions et acquisitions de sociétés en difficulté forment une grande partie de votre pratique. Comment le processus canadien relatif à la vente d’actifs d’entreprises en difficulté diffère-t-il du processus américain?

Kelly : Peggy, je dirais qu’il n’y a pas de différence significative, bien que la façon dont nous les abordons puisse être différente. Aux États-Unis, nous entendons parler de ventes « 363 », ce qui renvoie à la disposition du Bankruptcy Code des États-Unis qui régit les ventes fondées sur l’hypothèse de continuité d’exploitation. Dans de telles ventes, il y a souvent un soumissionnaire-paravent et il y a également des procédures de soumission mises en place avant le début de la vente. Au Canada, la disposition pertinente est l’article 36 de la LACC, qui établit le critère d’approbation applicable à une vente fondée sur l’hypothèse de continuité d’exploitation. Le tribunal examinera diverses questions, notamment si le contrôleur est d’avis que le processus de vente a été mené avec intégrité, si la société débitrice a consulté les créanciers et, le cas échéant, comment elle les a consultés, et aussi si le processus avait été approuvé par le tribunal antérieurement à la proposition de la vente. Contrairement aux procédures entamées en vertu du chapitre 11, il n’y a généralement pas d’enchères à la fin d’un processus de vente au Canada, mais plutôt la meilleure offre est présentée pour approbation. Le Bankruptcy Code des États-Unis prévoit expressément les offres basées sur créance; c’est lorsqu’un créancier se sert de sa créance comme contrepartie dans le cadre de son offre. Au Canada, les offres basées sur créance ne sont pas expressément mentionnées dans la LACC, mais il s’agit d’une forme d’offre couramment acceptée dans le cadre d’un processus de vente entamé en vertu de la LACC.

Mathieu : Sébastien, aux États-Unis, il existe le concept d’une exclusion des privilèges DIP qui assure la rémunération des professionnels. Les réclamations administratives ont également priorité sur les réclamations non garanties existant avant le dépôt des procédures pour assurer le bon déroulement du processus. Comment les professionnels et les autres parties clés au Canada assurent-ils le paiement des biens et des services après le dépôt des procédures?

Sébastien : Il n’y a aucun doute, Mathieu, que cela pourrait être un sujet délicat. Mais, au Canada, nous avons la priorité d’origine judiciaire applicable aux honoraires des professionnels, qui comprennent les conseillers juridiques de la société, le contrôleur, les conseillers juridiques du contrôleur et parfois d’autres, y compris le chef de la gestion du risque et les conseillers financiers. La LACC ne prévoit pas d’équivalent pour les réclamations administratives qui suivent le dépôt des procédures. Et, contrairement aux États-Unis, les fournisseurs ordinaires après le dépôt des procédures ne jouissent d’aucune priorité pour ce qui est des biens et des services non payés. Toutefois, les fournisseurs canadiens ne peuvent être tenus de consentir du crédit commercial à des sociétés débitrices, mais ils peuvent insister sur des modalités de paiement contre remboursement. Les fournisseurs essentiels constituent une exception. Au Canada, les fournisseurs essentiels peuvent être contraints de fournir des biens selon des modalités de paiement, mais ils bénéficient également d’une charge prioritaire sur le paiement de ces biens. En outre, dans certaines circonstances, le tribunal peut autoriser le paiement de sommes engagées avant le dépôt des procédures pour assurer la fourniture continue des biens. Nous voyons cela le plus souvent chez des fournisseurs étrangers essentiels qui ne s’estiment pas assujettis à la LACC et qui refusent de continuer de fournir leurs biens à moins que les arriérés ne soient payés. Les parties prenantes devraient aussi être au courant de la charge des administrateurs et dirigeants, qui est une autre charge importante ordonnée par le tribunal. Les administrateurs au Canada peuvent être tenus responsables de certaines obligations de la société débitrice si elles ne sont pas payées par cette dernière. Pour s’assurer que les administrateurs restent en poste tout au long du processus de restructuration, les tribunaux peuvent accorder une charge prioritaire sur l’indemnité accordée aux administrateurs par le débiteur pour toute responsabilité qui survient après la date du dépôt des procédures. Cette charge peut généralement occuper un rang supérieur à celui des créanciers garantis, ou même d’un prêteur DIP. Habituellement, cette protection est disponible lorsque la société n’a pas souscrit une assurance qui protège ses administrateurs et dirigeants, ou lorsqu’elle est incapable d’en souscrire une.

Peggy : Sébastien, Linc et Kelly, merci pour vos conseils et perspectives pragmatiques sur ce processus compliqué.

Mathieu : Les auditeurs qui souhaitent obtenir de plus amples renseignements au sujet des procédures d’insolvabilité, ou de tout autre sujet lié à la COVID-19 et au droit, peuvent consulter notre site Web à l’adresse Blakes.com.

Peggy : D’ici la prochaine fois, prenez soin de vous et restez en sécurité.

À propos du balado Volume d’affaires de Blakes

Notre balado Volume d’affaires (anciennement Continuité) se penche sur les répercussions que peut avoir l’évolution du cadre juridique canadien sur les entreprises, et ce, dans notre réalité « post-COVID-19 » et dans l’avenir. Des avocates et avocats de tous nos bureaux discutent des défis, des risques, des occasions, des développements juridiques et des politiques gouvernementales dont vous devriez avoir connaissance. Nous abordons par ailleurs divers sujets qui vous importent et qui sont liés à la responsabilité sociale, comme la diversité et l’inclusion.

Si vous souhaitez en entendre davantage sur un sujet en particulier, adressez-vous à notre équipe Communications à [email protected].

Pas le temps d’écouter maintenant? Pas de problème.

Suivez Volume d’affaires sur votre plateforme favorite et écoutez-nous quand bon vous semble.