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Titre ancestral sur des terres privées : flou juridique après de récentes décisions judiciaires

30 décembre 2025

Deux décisions récentes des tribunaux ont de nouveau porté l’attention sur la question de savoir si un titre ancestral peut s’appliquer à des terres privées (ou « en fief simple »). Dans ces décisions, les tribunaux répondent de manière différente à cette question corrélative, ce qui risque d’avoir une incidence sur le règlement d’autres revendications de titres ancestraux en cours partout au Canada.

Dans l’affaire J. D. Irving, Limited et autres c. Nation Wolastoqey (l’« affaire Wolastogey »), la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick (la « CANB ») a refusé de déclarer un titre ancestral sur des terres de propriétaires fonciers privés, concluant que la déclaration du titre ancestral conférerait des droits qui sont incompatibles avec la propriété foncière privée. De l’avis de la CANB, le fait de reconnaître le titre ancestral sur des terres privées [TRADUCTION] « sonnerait le glas de la conciliation avec les intérêts des Canadiens qui ne sont pas autochtones ».

Dans l’affaire Cowichan Tribes v. Canada (Attorney General) (l’« arrêt Cowichan Tribes »), la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « CSCB ») a évalué la même question, mais elle en est arrivée à la conclusion contraire. En effet, dans cette affaire, la CSCB a déclaré un titre ancestral sur une zone qui comprenait des terres privées, soutenant que le titre ancestral et la propriété en fief simple peuvent coexister sur le plan juridique. La CSCB n’a toutefois pas abordé l’incidence de la déclaration du titre ancestral sur les droits en fief simple du tiers qui en est le propriétaire foncier, ni la manière dont les intérêts exclusifs en concurrence dans de telles circonstances peuvent coexister en réalité.

Ces résultats divergents soulèvent des préoccupations chez les propriétaires fonciers privés, les nations autochtones, les prêteurs et les propriétaires d’infrastructures partout au Canada. Des indications de la part de la Cour suprême du Canada (la « CSC ») seront donc nécessaires pour résoudre cette question.

Décisions judiciaires antérieures liées aux titres ancestraux

La doctrine du titre ancestral existe en droit canadien depuis de nombreuses années. En fait, le titre ancestral est un droit collectif protégé par la constitution sur une terre, lequel droit est reconnu et confirmé à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (la « Constitution »). Le titre ancestral découle de l’occupation régulière et exclusive des terres par un groupe autochtone avant que la Couronne affirme sa souveraineté sur les terres qui forment maintenant le Canada.

Deux décisions judiciaires antérieures et une ordonnance du tribunal ont déjà déclaré un titre ancestral sur des terres (publiques) de la Couronne.

Dans une décision faisant jurisprudence rendue par la CSC en 2014 intitulée Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique (l’« affaire Tsilhqot’in »)la CSC a maintenu un titre ancestral sur des terres de la Couronne situées dans une région éloignée au centre de la Colombie-Britannique. La CSC a par ailleurs confirmé que le titre ancestral accorde des droits considérables sur les terres, y compris le droit de contrôler, de posséder et d’utiliser les terres, d’en tirer profit et de les gérer proactivement.

Dans un arrêt prononcé en 2024 dans l’affaire The Nuchatlaht v. British Columbia (l’« affaire Nuchatlaht »), la CSCB a déclaré un titre ancestral sur des parcelles de terrain précises situées sur l’île Nootka, au large de la côte ouest de l’île de Vancouver en Colombie-Britannique. Il convient de noter que la CSCB avait auparavant rejeté une requête présentée par les Nuchatlaht visant une superficie beaucoup plus grande de 201 kilomètres carrés sur l’île Nootka.

Or, dans chacune des affaires Tsilhqot’in et Nuchatlaht, le groupe de demandeurs autochtones excluait les terres privées de leur requête. La question de savoir si un titre ancestral pouvait être reconnu à l’égard de terres privées n’a donc pas été traitée.

En septembre 2025, la CSCB a accordé une ordonnance sur consentement de la Nation haïda, de la Colombie-Britannique et du Canada déclarant que la Nation haïda avait un titre ancestral sur l’archipel Haida Gwaii. Les parties ont toutefois convenu que la déclaration ne dérogeait pas des intérêts en fief simple sur l’archipel Haida Gwaii, et que la Nation haïda consentait au maintien des intérêts en fief simple. 

Dans un tel contexte, de nombreux observateurs ont mis en lumière l’incompatibilité sur le plan pratique entre deux types de titres de propriété exclusive visant les mêmes terres. D’autres ont proposé l’établissement d’un cadre qui permettrait de concilier les droits ancestraux et les intérêts en fief simple au moyen de négociations dirigées par la Couronne, lequel cadre comprendrait des recours limités contre les propriétaires fonciers privés. Par ailleurs, d’un point de vue pratique, les registres fonciers provinciaux traitent uniformément le titre ancestral comme un intérêt foncier non assujetti à l’enregistrement.

Les décisions rendues dans les affaires Cowichan Tribes et Wolastogey constituent donc les premières tentatives des tribunaux canadiens de répondre directement à cette question importante.

Les décisions de 2025 : Une question, deux réponses

Affaire Wolastoqey

Dans l’affaire Wolastoqey, la CANB a écarté les ordonnances préliminaires de la Cour du Banc du Roi du Nouveau-Brunswick, qui permettaient à la Nation wolastoqey de poursuivre sa demande sollicitant la déclaration du titre ancestral sur des terres en fief simple appartenant à des parties autres que la Couronne. En infirmant la décision de l’instance antérieure, la CANB a noté plusieurs points importants.

La CANB a expliqué que le fait de déclarer un titre ancestral sur une terre en fief simple entrainerait la dévolution des droits exclusifs de possession, de contrôle et d’avantage économique au groupe détenteur du titre, ce que la CANB a jugé incompatible avec les droits détenus par les propriétaires en fief simple. À son avis, des droits ancestraux et des intérêts en fief simple sur les mêmes terres ne peuvent pas coexister d’un point de vue pratique.

La CANB a réaffirmé que la doctrine du titre ancestral est reconnue et confirmée en vertu de l’article 35 de la Constitution et que la Couronne demeure responsable de concilier les droits ancestraux avec les intérêts publics plus larges. Elle a toutefois souligné que la déclaration d’un titre ancestral sur des terres privées ne favoriserait pas la conciliation parce qu’elle créerait deux droits de propriété exclusive concurrents, ce qui donnerait lieu à un conflit irréconciliable. En s’appuyant sur ce raisonnement, la CANB a annulé les volets de la revendication de la Nation wolastoqey qui sollicitaient la déclaration du titre ancestral sur des terres privées.

Cela dit, la CANB a autorisé la Nation wolastoqey à faire valoir contre la Couronne une demande de dommages-intérêts et d’indemnisation découlant d’une conclusion qui confirmerait un titre ancestral sur les terres privées visées. La CANB a souligné la distinction juridique entre une déclaration et une conclusion; la déclaration d’un titre ancestral entrainerait des répercussions uniquement sur la Couronne et la Nation wolastoqey, en tant que parties appropriées au litige. D’un point de vue pratique, la conclusion d’un titre ancestral serait de nature rétrospective et sans conséquence pour les propriétaires fonciers privés, mais entrainerait des répercussions de nature prospective pour la Couronne et le demandeur.

Enfin, la CANB a terminé en appuyant l’opinion [TRADUCTION] « sensée et favorable à la conciliation » selon laquelle la justice ne favorise pas la dépossession de propriétaires fonciers privés innocents. La CANB a noté qu’une indemnisation par la Couronne est le recours approprié lorsqu’il y a conclusion d’un titre ancestral sur des terres privées.

La Nation wolastoqey a annoncé qu’elle allait demander l’autorisation de porter cette décision en appel devant la Cour suprême du Canada.

Arrêt Cowichan Tribes

Dans l’arrêt Cowichan Tribes, la CSCB en est venue à une conclusion différente. Après un procès de 513 jours, elle a rendu une décision de 863 pages contenant une analyse exhaustive de la question à trancher. La CSCB a déclaré un titre ancestral sur le site historique du village de Cowichan situé sur le bras sud du fleuve Fraser, où se trouve aujourd’hui la ville de Richmond, en Colombie-Britannique. L’empreinte du site comprenait des terres publiques et privées.

Dans cette affaire, la CSCB a conclu que le titre ancestral et le titre en fief simple peuvent coexister sur le plan juridique, rejetant l’argument selon lequel les intérêts en fief simple écartent automatiquement les droits ancestraux. Ce faisant, elle a qualifié le titre ancestral d’intérêt prioritaire protégé par la Constitution qui grève les terres, y compris les terres détenues en fief simple.

Selon la CSCB, le titre ancestral n’annule pas nécessairement le titre en fief simple. Lorsqu’un titre en fief simple et un titre ancestral coexistent, la Couronne doit prendre des mesures pour concilier ces intérêts. Étant donné que le titre ancestral et le titre en fief simple comprennent tous deux des droits d’utilisation exclusive, la CSCB reconnaît que l’exercice courant d’un titre puisse devoir l’emporter sur l’autre, jusqu’à ce qu’il y ait conciliation, le cas échéant. Concrètement, cela signifie que l’utilisation exclusive des terres privées par les propriétaires en fief simple demeure valide, à moins qu’elle ne soit modifiée par voie de négociation, de législation, d’expropriation, d’ordonnances remédiatrices ou d’autres moyens légaux. La CSCB a souligné que la responsabilité de concilier ces intérêts concurrents incombe principalement à la Couronne (et non aux propriétaires privés).

Contrairement à la décision rendue dans l’affaire Wolastoqey, qui empêche toute incidence défavorable sur les droits fonciers privés, l’arrêt Cowichan Tribes laisse planer une certaine incertitude à cet égard. En fait, dans l’arrêt Cowichan Tribes, la CSCB n’a pas retiré aux propriétaires fonciers privés actuels l’exercice de leurs droits sur les terres visées. Cela dit, elle a renvoyé le règlement de la question à la Couronne afin qu’elle dirige des négociations avec les Cowichan Tribes. La CSCB n’a par ailleurs pas limité la possibilité d’un autre litige (si les négociations sont infructueuses) dont le résultat, quel qu’il soit, pourrait avoir une incidence sur l’utilisation, la gouvernance et la valeur des terres en question.

La décision rendue par la CSCB dans l’affaire Cowichan Tribes a été portée en appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, mais aucune date n’a encore été fixée pour l’audience relative à l’appel. Blakes agit en qualité de conseiller juridique de la Musqueam Indian Band dans le cadre de l’appel visant à infirmer la décision de première instance.

Ce que cela signifie pour les entreprises et les propriétaires fonciers privés

Il existe d’autres revendications en cours liées au titre ancestral partout au Canada et, compte tenu des réponses divergentes fournies par les tribunaux du Nouveau-Brunswick et de la Colombie-Britannique, elles entraineront des conséquences pratiques d’intérêt national pour les entreprises et les propriétaires fonciers privés, notamment les conséquences suivantes en ce qui concerne les opérations foncières :

  • Vérification diligente accrue des opérations importantes visant des terres privées : Une vérification diligente à l’égard des risques liés aux revendications de titres ancestraux pourrait devoir être réalisée dans le cadre d’acquisitions importantes ou de baux à long terme visant des terres privées. Une fois les risques identifiés lors de la vérification diligente, les parties pourront convenir de déclarations, de garanties ou d’indemnités appropriées pour gérer ces risques.
  • Importance de l’emplacement : La question de savoir si un tribunal en particulier examinera une déclaration de titre ancestral sur des terres privées peut désormais dépendre de la province dans laquelle le terrain est situé, sous réserve de l’issue d’autres appels. 

En fin de compte, la question de l’application du titre ancestral à des terres privées exigera probablement une décision exécutoire à l’échelle nationale venant de la CSC. 

Pour en savoir davantage, communiquez avec l’un des auteurs du présent bulletin ou un membre de notre groupe Droit des Autochtones.

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