Sauter la navigation

Un tribunal de l’Ontario statue qu’une convention d’arbitrage est inexécutoire

22 février 2024

Dans l’affaire Lochan v. Binance Holdings Limited (l’« affaire Binance »), la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « CSJO ») a rejeté une demande de suspension d’une action collective proposée en faveur de l’arbitrage. Pour rendre sa décision, la CSJO a déterminé que la convention d’arbitrage entre les parties était non seulement contraire à l’ordre public et donc inexécutoire, mais aussi inique.

Contexte

Entre 2019 et le début de 2022, Binance Holdings Limited (« Binance »), la plus grande bourse de cryptomonnaies au monde, vendait à des investisseurs canadiens des cryptoactifs qui constituaient des dérivés. Les demandeurs, soit deux personnes qui avaient acheté des cryptoactifs auprès de Binance (les « demandeurs »), ont intenté une action collective proposée en juin 2022 au nom de tous les Canadiens ayant conclu des contrats sur cryptoactifs constituant des dérivés auprès de Binance (l’« action collective proposée »). L’action collective proposée se fonde sur l’article 133 de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, lequel prévoit qu’un acheteur d’une valeur mobilière peut intenter une action contre la société émettrice de la valeur mobilière en question si aucun prospectus visant le placement de cette dernière n’a été déposé.

Binance a demandé que l’action collective proposée soit suspendue, en faisant valoir que, dans le cadre du processus d’inscription en ligne pour l’ouverture d’un compte auprès de Binance, chaque demandeur avait signé numériquement une convention d’arbitrage. Au cours de ce processus d’inscription, les demandeurs auraient accepté une cinquantaine de pages de modalités, y compris une clause de désignation du droit applicable et une convention d’arbitrage. Lorsque les demandeurs ont intenté l’action collective proposée, la convention d’arbitrage stipulait que les utilisateurs de Binance devaient, en cas de différend avec Binance, se soumettre à l’arbitrage à Hong Kong en vertu du droit de Hong Kong, la procédure d’arbitrage devant être administrée par le Hong Kong International Arbitration Centre (« HKIAC ») aux termes des règles de ce dernier.

Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve provenant de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario selon lesquels plus de la moitié des investisseurs canadiens dans les cryptoactifs détiennent des cryptoactifs dont la valeur totale ne s’élève qu’à moins de 5 000 $ CA. De plus, la preuve présentée devant la CSJO démontrait que, pour les différends de moins de 1 M$ US soumis à l’arbitrage auprès du HKIAC, le coût médian des procédures à Hong Kong, sur la base du taux horaire, était de 26 743 $ US, compte non tenu des frais de déplacement et d’hébergement et des honoraires juridiques ou d’experts.

Les demandeurs ont contesté la demande de Binance de suspendre l’action collective en faveur de l’arbitrage, en faisant valoir que la convention d’arbitrage était nulle, car elle était contraire à l’ordre public et inique.

Ordre public

Selon l’argument mis de l’avant par Binance, étant donné que la clause de désignation du droit applicable de la convention d’arbitrage prévoyait que cette dernière devait être régie par le droit de Hong Kong, la CSJO devait déterminer si la convention d’arbitrage était contraire à l’ordre public en vertu du droit de Hong Kong.

La CSJO a rejeté cet argument en s’appuyant sur la jurisprudence établie par la Cour suprême du Canada (la « CSC ») et la décision rendue récemment par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « CACB ») dans l’affaire Williams v. Amazon.com Inc. Dans cette affaire, la CACB a statué que l’examen permettant de déterminer si une convention d’arbitrage est contraire à l’ordre public devrait se fonder sur le droit canadien et porter sur l’« ordre public » canadien (pour en savoir davantage sur cette affaire, consultez notre Bulletin Blakes d’août 2023 intitulé Des tribunaux d’appel reconnaissent les clauses d’arbitrage dans les contrats de consommation).

La CSJO s’est également tournée vers la décision de la CSC dans l’affaire Uber Technologies Inc. c. Heller (l’« affaire Uber ») pour déterminer dans quelles circonstances une convention d’arbitrage devrait être reconnue comme étant contraire à l’ordre public (pour en savoir davantage au sujet de l’affaire Uber, consultez notre Bulletin Blakes de juin 2020 intitulé La clause d’arbitrage d’Uber est inique, selon la Cour suprême du Canada). La CSJO a statué que le coût substantiel d’une demande d’arbitrage portée devant la HKIAC par rapport à la valeur d’une demande moyenne que présenterait un investisseur « moyen » dans des cryptoactifs faisait en sorte que l’exigence selon laquelle les demandeurs devaient soumettre leurs différends à l’arbitrage à Hong Kong correspondrait en fait à accorder une immunité à Binance. L’entente ne faisait par ailleurs aucune mention des coûts liés aux procédures d’arbitrage. La CSJO s’est penchée également sur la question de savoir s’il existait un déséquilibre entre le pouvoir de négociation des parties étant donné que la convention d’arbitrage était intégrée à un contrat type « au clic » que les demandeurs ne pouvaient négocier. Dans ses publicités, Binance avait fait valoir que le processus d’inscription pour l’ouverture d’un compte était si rapide qu’il ne prenait pratiquement pas de temps.

La CSJO a déterminé que la convention d’arbitrage obligeait les demandeurs éventuels à se soumettre à une procédure d’arbitrage coûteuse et « pratiquement inaccessible » (all-but-inaccessible) pour régler tout différend, sans que les éléments de cette procédure soient dûment divulgués. La CSJO a ainsi statué que la convention d’arbitrage était contraire à l’ordre public et inexécutoire.

Iniquité

Dans une remarque incidente, la CSJO a statué que la convention d’arbitrage était également inexécutoire en raison de son iniquité. S’appuyant de nouveau sur la décision de la CSC dans l’affaire Uber, la CSJO a déterminé qu’elle ne devrait pas renvoyer une contestation de bonne foi de la compétence de l’arbitre à ce dernier s’il existe une réelle possibilité que, si elle le faisait, il ne soit jamais statué sur la contestation. Selon la CSJO, la convention d’arbitrage était inique, car elle avait été conçue sous forme de contrat « au clic » non négociable dont les détails étaient « enfouis hors de vue » (buried out of sight). Les coûts et la complexité logistique de l’arbitrage n’y étaient pas divulgués. L’inégalité de l’information et le déséquilibre du pouvoir de négociation entre les parties étaient au maximum.

Principaux points à retenir

Bien que les conventions d’arbitrage soient généralement appliquées au Canada, l’affaire Binance vient rappeler que les tribunaux peuvent déterminer que les conventions d’arbitrage intégrées à des contrats de consommation types sont inexécutoires en raison du fait qu’elles sont contraires à l’ordre public ou iniques si elles prévoient une procédure d’arbitrage coûteuse et inaccessible. L’affaire Binance vient également souligner l’importance de rédiger attentivement les clauses d’arbitrage à inclure dans de tels contrats pour qu’il soit possible d’atténuer la portée de toute contestation éventuelle de ces clauses et de défendre ces dernières avec succès. 

Pour en savoir davantage, communiquez avec :


ou un autre membre de notre groupe Litige et règlement des différends.