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Fiscalité internationale : Décisions de la Cour suprême du Canada

6 janvier 2022

La Cour suprême du Canada (la « CSC ») a récemment rendu d’importantes décisions dans deux différends qui portaient sur des questions de fiscalité internationale. Dans l’affaire Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49 (l’« affaire Alta Energy »), d’une part, la CSC fournit des directives utiles quant à l’interprétation de l’une des conventions fiscales bilatérales auxquelles le Canada est partie et à l’application de la règle générale anti‑évitement (la « RGAÉ »). Elle donne d’autre part des éclaircissements à propos de l’interprétation de certaines dispositions fiscales complexes, comme les règles sur le revenu étranger accumulé, tiré de biens, dans l’affaire Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc., 2021 CSC 51. Ces décisions opportunes de la CSC soulignent l’importance des principes de prévisibilité, de certitude et d’équité ainsi que du respect du droit des contribuables à la réduction maximale (légitime) de l’impôt.

1. Affaire Alta Energy

Le 26 novembre 2021, en rendant sa décision dans l’affaire Alta Energy, la CSC s’est penchée pour la première fois sur la question de l’application de la RGAÉ à la stratégie appelée « chalandage fiscal », dans le contexte d’une des nombreuses conventions fiscales bilatérales auxquelles le Canada est partie. Les juges majoritaires de la CSC ont confirmé ce qui avait été établi dans la jurisprudence canadienne : la RGAÉ ne peut pas être utilisée habituellement pour refuser l’avantage fiscal demandé par un contribuable qui est un résident aux termes de la convention fiscale en cause. Il convient de noter que le différend dans cette affaire est survenu avant l’entrée en vigueur de la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (la « Convention multilatérale »).

À raison de 6 contre 3, les juges de la CSC (les « juges majoritaires ») ont rejeté l’appel de la Couronne et statué que la RGAÉ ne pouvait pas être utilisée pour refuser l’avantage fiscal demandé par le contribuable, une société résidente du Luxembourg, aux termes de la Convention entre le Gouvernement du Canada et le Gouvernement du GrandDuché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir la fraude fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (la « Convention »).

Faits

L’affaire concernait la vente d’actions d’Alta Energy Partners Canada Ltd. (« Alta Canada ») par son unique actionnaire, Alta Energy Luxembourg S.A.R.L. (« Alta Luxembourg »). Alta Canada détenait une participation directe dans plusieurs propriétés pétrolières et gazières situées en Alberta et exerçait des activités d’exploration et de production. Étant donné que les actions d’Alta Canada tiraient plus de 50 % de leur valeur d’avoirs miniers situés au Canada, celles-ci constituaient des « biens canadiens imposables » et, par conséquent, leur aliénation aurait généralement été assujettie à l’impôt canadien pour les non-résidents du Canada.

La structure d’entreprise d’Alta Canada, une filiale canadienne en propriété exclusive d’une société à responsabilité limitée américaine, n’était pas avantageuse sur le plan fiscal, entre autres parce que les gains en capital réalisés lors de l’aliénation des actions d’Alta Canada n’étaient pas admissibles à une exonération de l’impôt sur le revenu canadien aux termes de la convention fiscale intervenue entre le Canada et les États-Unis. En 2012, dans le cadre d’une restructuration, Alta Luxembourg a été créée et a acquis les actions d’Alta Canada. Il s’agissait d’une opération imposable au Canada en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (la « Loi »), mais, au moment de leur aliénation, la valeur des actions d’Alta Canada correspondait à leur coût aux fins de l’impôt. Par conséquent, aucun gain en capital n’avait été réalisé et aucun impôt sur le revenu n’était exigible au Canada.

Les investisseurs ultimes d’Alta Canada sont restés les mêmes et ces derniers n’avaient aucune relation commerciale avec le Luxembourg. La restructuration visait à tirer parti des avantages conférés dans la Convention et, tout particulièrement, à se prévaloir de l’exonération relative aux biens d’entreprise (décrite ci-après) lors d’une aliénation ultérieure des actions d’Alta Canada. De fait, en 2013, Alta Luxembourg a vendu les actions d’Alta Canada et a réalisé un gain en capital de plus de 380 M$ CA. Alta Luxembourg a affirmé que le gain en capital qu’elle avait réalisé n’était pas soumis à l’impôt au Canada en raison d’une exonération prévue aux paragraphes 13(4) et (5) de la Convention. La ministre du Revenu national (la « ministre ») a refusé d’appliquer la clause d’exonération prévue par la Convention en se fondant sur la RGAÉ.

Dans un exposé conjoint des faits (qui a suivi la préparation d’un avis juridique étranger sur l’affaire), les parties ont reconnu qu’Alta Luxembourg était une résidente du Luxembourg au sens de la Convention. Les parties ont également convenu que la série de restructurations constituait une « opération d’évitement » aux fins de la RGAÉ.

Lors de l’instruction, la Cour canadienne de l’impôt (la « CCI ») a soutenu qu’Alta Luxembourg pouvait être exonérée de l’impôt canadien sur le gain en capital aux termes de la Convention et a conclu que la RGAÉ ne s’appliquait pas pour refuser l’exonération demandée. La Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a confirmé la décision de la CCI et a également conclu que la RGAÉ ne s’appliquait pas. Selon la CAF, les dispositions de la Convention avaient été appliquées comme elles le devaient et, par conséquent, il n’y avait pas eu évitement fiscal abusif.

Exonération au titre de la Convention

La Convention confère généralement à l’État où le contribuable réside le droit d’imposer les gains en capital. Toutefois, chaque État conserve son droit d’imposer les gains en capital tirés de la liquidation d’un bien immobilier situé sur son territoire ou tirés de l’aliénation d’actions (ou d’autres participations) dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés dans cet État. Le paragraphe 13(4) fournit toutefois une importante exonération fiscale à ce titre. Il permet en effet à l’État de la source d’imposer les gains en capital tirés de la liquidation d’un bien immobilier situé sur son territoire, mais ne lui permet pas de lever des impôts sur les gains en capital tirés de l’aliénation d’actions ou de toute autre participation similaire dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers utilisés dans le cadre des activités de la société concernée (l’« exonération relative aux biens d’entreprise »). Seul l’État où réside le contribuable peut imposer les gains en capital tirés de l’aliénation d’actions lorsque celle-ci est admissible à l’exonération relative aux biens d’entreprise.

La CCI a soutenu que la valeur des actions d’Alta Canada était principalement tirée des biens immobiliers dans lesquels des activités étaient exercées et que, par conséquent, les conditions de l’exonération relative aux biens d’entreprise étaient satisfaites. La Couronne n’a pas porté cette conclusion en appel.

Décision des juges majoritaires

Selon les juges majoritaires, le paragraphe 13(4) de la Convention et l’exonération relative aux biens d’entreprise avaient été appliqués comme ils le devaient, il n’y avait pas eu évitement fiscal abusif et la RGAÉ ne s’appliquait pas pour refuser l’avantage fiscal demandé par Alta Luxembourg.

Les juges majoritaires ont rendu une décision réfléchie qui souligne les principes de prévisibilité, de certitude et d’équité ainsi que le respect du droit du contribuable d’organiser ses affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’il doit payer. Ils ont par ailleurs bien jaugé l’application de la RGAÉ dans le contexte de la Convention, signalant que la RGAÉ doit s’appliquer de manière à maintenir l’entente intervenue entre les signataires de la convention fiscale en cause, en prenant les intentions des différentes parties en considération « afin de donner dûment effet au traité fiscal en tant qu’instrument soigneusement négocié ». Les juges majoritaires ont expliqué qu’ils considéraient que la Couronne demandait à la Cour d’utiliser la RGAÉ de manière à changer le résultat de l’affaire, et non pas en interprétant les dispositions de la Convention au moyen d’une analyse traditionnelle de telle convention ou de la RGAÉ, mais « en modifiant fondamentalement les critères en fonction desquels une personne a droit aux avantages conférés par la Convention ».

Les juges majoritaires ont soutenu que, en signant la Convention et en approuvant l’exonération relative aux biens d’entreprise, le gouvernement du Canada avait délibérément choisi d’attirer des investissements étrangers plutôt que d’accroître ses recettes fiscales, dans certaines circonstances. Ils ont également critiqué le fait que la Couronne avait invoqué l’application de la RGAÉ dans cette affaire, faisant remarquer ce qui suit :

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La Couronne a affirmé que la Convention devait être interprétée en se fondant sur la théorie de l’allégeance économique selon laquelle les dispositions de la Convention conféreraient les droits de lever des impôts à l’État contractant auquel le revenu et le contribuable sont le plus étroitement liés. Pour ce qui est de l’exonération relative aux biens d’entreprise prévue au paragraphe 13(4), la ministre a fait valoir que les gains en capital peuvent avoir un lien économique plus étroit avec l’État de résidence du contribuable (et non avec l’État où se trouvent les biens immobiliers), mais uniquement lorsque « le contribuable a une allégeance économique envers son État de résidence, allégeance qui se traduit par la présence de "liens économiques substantiels suffisants" avec cet État ».

Bien que les juges majoritaires aient reconnu que la répartition des droits de lever des impôts dans les conventions fiscales suivait notamment la théorie de l’allégeance économique, d’autres principes, selon eux, entraient également en ligne de compte, dont le principe de la neutralité par rapport à l’importation de capitaux, le souci de prévenir l’érosion de la base d’imposition et le désir d’attirer les investissements étrangers.

Les juges majoritaires ont conclu que l’exonération relative aux biens d’entreprise dont avaient convenu le Canada et le Luxembourg était le fruit d’une mise en balance de ces prémisses concurrentes et que la théorie de l’allégeance économique n’était pas le principe prédominant :

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De l’avis des juges majoritaires, (1) le principal objectif de l’exonération relative aux biens d’entreprise consistait à attirer des investissements étrangers; (2) le Canada avait accepté de renoncer à son droit d’imposer les gains en capital admissibles à l’exonération relative aux biens d’entreprise pour « tirer profit des retombées économiques générées par ces investissements », malgré la possibilité que ces gains ne soient pas autrement assujettis à l’impôt au Luxembourg; (3) le Canada était bien au fait des arrangements de chalandage fiscal et connaissait le statut du Luxembourg en tant que paradis fiscal international; et (4) le Canada et le Luxembourg avaient fait le choix de ne pas inclure de dispositions anti-évitement dans la Convention, lesquelles auraient empêché toute tentative de chalandage fiscal dans ce contexte.

Les juges majoritaires ont conclu que les opérations de restructuration qui visaient à transférer les actions d’Alta Canada à Alta Luxembourg de manière à pouvoir se prévaloir de l’exonération relative aux biens d’entreprise n’étaient pas abusives. Ils ont affirmé que, en tant que résidente du Luxembourg, Alta Luxembourg pouvait bénéficier de l’exonération relative aux biens d’entreprise. Les juges majoritaires ont rejeté la tentative de la ministre d’imprégner l’exonération relative aux biens d’entreprise d’une exigence supplémentaire selon laquelle le contribuable devait avoir des « liens économiques substantiels suffisants » avec son pays de résidence pour pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention. Les juges majoritaires ont ajouté que le fait qu’Alta Luxembourg avait payé un montant moins élevé d’impôts au Luxembourg que celui qui aurait été exigible au Canada ne changeait rien à leur conclusion; et, selon eux, les dispositions de la Convention ont été appliquées comme elles le devaient. En fait, les juges majoritaires ont statué que la capacité des sociétés comme Alta Luxembourg de bénéficier de l’exonération relative aux biens d’entreprise constitue une conséquence de la planification fiscale conforme à l’accord conclu entre le Canada et le Luxembourg.

Enfin, les juges majoritaires ont rejeté explicitement l’insinuation faite par la ministre selon laquelle les « stratégies de chalandage fiscal [étaient] intrinsèquement abusives » et ont indiqué qu’une simple allégation de chalandage fiscal ne saurait satisfaire aux exigences de l’analyse fondée sur la RGAÉ. Ils ont appuyé leur conclusion sur le fait que la Convention comprenait une clause permettant de refuser à certaines sociétés holding constituées au Luxembourg les avantages découlant de la Convention (c’est-à-dire les sociétés holding au sens de la législation particulière luxembourgeoise régie actuellement par la loi du 31 juillet 1929), et que cette clause ne s’appliquait pas à Alta Luxembourg. Il serait donc apparu aux juges majoritaires que le Canada et le Luxembourg avaient délibérément ciblé les catégories de résidents à qui il aurait été inapproprié d’accorder les avantages prévus dans la Convention, rendant de ce fait encore plus difficile de conclure qu’il était abusif d’accorder les avantages de la Convention à Alta Luxembourg (qui n’était pas visée par les règles anti-évitement en question). À notre avis, le raisonnement des juges majoritaires dans cette affaire devrait pouvoir amplement s’appliquer dans le contexte d’autres conventions fiscales qui ne comportent pas non plus de règles anti-évitement. Il existe indubitablement de nombreuses preuves que le Canada et les autres ressorts avec qui il a conclu des conventions fiscales étaient bien au fait des arrangements de « chalandage fiscal » au moment de négocier leur entente et qu’ils ont de toute façon choisi le critère de la « résidence » comme fondement principal pour déterminer si un contribuable allait être admissible aux avantages prévus dans la convention.

Opinion dissidente

Le raisonnement des trois juges minoritaires est également très intéressant, même s’il ne constitue pas un précédent judiciaire contraignant. D’après eux, les opérations de restructuration étaient abusives et la RGAÉ aurait dû s’appliquer pour refuser les avantages fiscaux demandés par Alta Luxembourg en application de la Convention.

Les juges minoritaires semblent avoir fondé leur analyse des dispositions en cause de la Convention sur le fait que la théorie de l’allégeance économique était le principe de base de la répartition des droits de lever des impôts aux termes de cette dernière. À leur avis, la raison d’être des dispositions de la Convention était de conférer des pouvoirs de lever des impôts à l’État ayant le droit économique le plus fort sur le revenu. Se rangeant du côté de la Couronne, les juges minoritaires ont déterminé qu’il devait exister des liens économiques avec le Luxembourg relativement à l’objet ou à l’esprit qui sous‑tendaient les dispositions pertinentes de la Convention, soutenant ainsi l’idée que la RGAÉ s’appliquait. À cet effet, les juges minoritaires ont fait valoir qu’Alta Luxembourg n’exerçait pas d’activités au Luxembourg, qu’elle n’avait pas établi une véritable présence au Luxembourg (puisqu’elle avait été créée et était contrôlée par des actionnaires ultimes américains et étrangers) et que l’opération avait été conçue de manière qu’aucun gain ne soit réalisé au Luxembourg.

Les juges minoritaires, en revanche, étaient d’accord avec Alta Luxembourg pour dire que le chalandage fiscal, qui consiste à « réduire au minimum son assujettissement fiscal en choisissant un régime avantageux sur le plan fiscal lorsqu’on fait un investissement à l’étranger », n’est pas intrinsèquement abusif et que, dans certaines circonstances, il n’est pas non plus abusif de « choisir un traité pour réduire l’impôt payable. En fait, cela peut même être conforme à l’un des principaux objectifs des traités fiscaux : encourager les échanges et les investissements ». Les juges minoritaires ont cependant ajouté qu’il peut y avoir chalandage fiscal abusif lorsque les sociétés relais réclament des avantages fiscaux alors qu’elles n’ont aucun lien économique véritable avec l’État de résidence.

Incidences de la Convention multilatérale sur les affaires de chalandage fiscal à l’avenir

Le Canada et le Luxembourg ont tous les deux signé la Convention multilatérale, laquelle introduit la règle du critère des objets principaux (« RCOP ») et vient modifier la déclaration d’intention des conventions fiscales auxquelles le Canada est partie, les deux ayant pour objectif de lutter contre l’utilisation abusive des conventions fiscales. La RCOP est un nouvel outil dont peuvent se servir les autorités fiscales canadiennes pour refuser d’accorder certains avantages fiscaux conférés par les conventions fiscales auxquelles le Canada est partie. En application de la RCOP, un avantage autrement conféré par une convention signée par le Canada et modifiée par la Convention multilatérale sera refusé s’il est « raisonnable de conclure, compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances propres à la situation, que l’octroi de cet avantage [fut] l’un des objets principaux d’un montage ou d’une transaction ayant permis, directement ou indirectement, de l’obtenir, à moins qu’il soit établi que l’octroi de cet avantage dans ces circonstances serait conforme à l’objet et au but des dispositions pertinentes de cette [convention] ».

Certains diront que la RCOP alourdit le fardeau des contribuables, leur imposant l’obligation additionnelle de prouver que la réalisation d’une opération donnée ne visait pas uniquement à bénéficier d’un avantage conféré dans une convention fiscale ou que l’avantage reçu a été accordé conformément à l’objet et au but des dispositions pertinentes de la convention donnée, ou du moins, en les obligeant à se défendre contre toutes allégations contraires. Bien que l’analyse « de l’objet et du but » des dispositions en cause dans une affaire soit essentielle au régime de la RCOP, comme c’est le cas pour la RGAÉ, il reste à voir comment sera plaidée la RCOP (puisque l’application de la Convention multilatérale, et de la RCOP, n’a pas encore été abordée par les tribunaux).

La décision rendue dans l’affaire Alta Energy ne fournit pas de directives quant à l’interprétation de la Convention multilatérale. Les juges majoritaires n’y renvoient pas vraiment d’ailleurs dans leur décision. Il convient néanmoins de noter que l’« entente » intervenue entre le Canada et le Luxembourg au moment de conclure la Convention a été modifiée à l’entrée en vigueur de la Convention multilatérale, et que c’était précisément cette entente que voulaient préserver avant tout les juges majoritaires en rendant leur décision.

2. AFFAIRE Loblaw Financial

Le 3 décembre 2021, la CSC a rendu sa décision dans l’affaire Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc. (l’« affaire Loblaw Financial »), se rangeant du côté du contribuable en rejetant l’appel interjeté par la Couronne de la décision de la CAF (pour des précisions sur cette décision de la CAF, voir ce Bulletin Blakes). Dans son analyse, la CSC fournit des directives utiles quant à l’interprétation de certaines dispositions fiscales complexes, notamment les dispositions sur les sociétés étrangères affiliées, qui faisaient l’objet de l’affaire Loblaw Financial. Afin de s’assurer que les contribuables savent à quoi s’en tenir en ce qui a trait à l’application des règles fiscales, la CSC insiste sur le fait qu’il faut donner pleinement effet aux termes précis et sans équivoque employés dans les dispositions.

L’affaire portait sur un revenu de près de 475 M$ CA gagné de 2001 à 2010 par Glenhuron Bank Limited (« Glenhuron »), une société constituée à la Barbade et une filiale en propriété exclusive du contribuable (« Loblaw »). La Couronne soutenait que ce revenu constituait du revenu étranger accumulé, tiré de biens (« REATB ») assujetti à l’impôt au Canada selon la méthode comptabilité d’exercice entre les mains du contribuable, puisque Glenhuron était une société étrangère affiliée contrôlée par Loblaw. La CSC devait déterminer si le revenu de Glenhuron était admissible à une exception précise prévue au régime du REATB à titre de revenu d’une institution financière étrangère admissible.

La décision de la CSC donne des éclaircissements en ce qui concerne la définition de l’expression « mener une entreprise » et, de manière plus générale, le rôle de l’intention législative dans l’interprétation des lois.

Contexte

Glenhuron était une société résidente de la Barbade titulaire d’une licence et réglementée en tant que banque internationale à la Barbade. Ses activités principales comprenaient la détention de titres de créance à court terme, les swaps de devises et les swaps de taux d’intérêt. Les fonds de Glenhuron provenaient majoritairement de capitaux propres investis par des membres du groupe Loblaw. Glenhuron n’acceptait pas de dépôts de personnes avec lesquelles elle avait un lien de dépendance et n’obtenait pas de financement auprès de telles personnes non plus.

La principale question dans cette affaire était de déterminer si le revenu tiré par Glenhuron des activités mentionnées précédemment était considéré comme du revenu généré par une « entreprise de placement », au sens attribué à ce terme au paragraphe 95(1) de la Loi, auquel cas ce revenu serait visé par le régime du REATB. Plus précisément, la CSC devait déterminer si Glenhuron était une institution financière étrangère admissible aux termes des critères de l’exception figurant dans la définition du terme « entreprise de placement » (l’« exception relative aux institutions financières »), laquelle exception exige (entre autres choses) que les activités de l’entreprise de placement de Glenhuron soient menées principalement avec des personnes avec lesquelles elle n’avait pas de lien de dépendance.

Décision de la CCI

La CCI a conclu que le revenu de Glenhuron constituait un REATB, car il ne satisfaisait pas les exigences de l’exception relative aux institutions financières. Elle a par ailleurs déclaré que la raison pour laquelle Glenhuron ne pouvait pas bénéficier de l’exception relative aux institutions financières était que le revenu gagné par la banque provenait principalement d’activités menées avec des personnes avec lesquelles elle avait un lien de dépendance, analyse qui d’ailleurs fait l’objet des appels subséquents.

Selon la CCI, l’« entreprise » de Glenhuron comportait deux éléments fondamentaux : la réception de fonds et l’utilisation de fonds. La CCI s’est donc penchée sur la raison d’être de l’exigence relative à l’absence de lien de dépendance prévue dans l’exception relative aux institutions financières, qui vise avant tout à promouvoir la concurrence locale, laquelle, dans le secteur bancaire, concerne en grande partie la réception de fonds, comme les dépôts de clients. Étant donné que Glenhuron ne s’était pas financée grâce aux dépôts de clients tiers et que ses fonds provenaient presque entièrement des capitaux propres investis par des sociétés du groupe Loblaw, la CCI a déterminé que l’entreprise de Glenhuron était menée principalement avec des personnes avec lesquelles elle avait un lien de dépendance.

Décision de la CAF

La CAF a accueilli l’appel interjeté par le contribuable. Elle a notamment fait valoir une jurisprudence de longue date qui établit une distinction entre « le capital destiné à permettre aux [personnes] de diriger leurs entreprises » et « les activités par lesquelles elles gagnent leurs revenus ». Selon la CAF, l’entreprise de Glenhuron ne comprenait pas les capitaux investis dans Glenhuron par des sociétés du groupe Loblaw, par suite d’une décision prise par les actionnaires à laquelle Glenhuron avait consacré peu de temps et d’attention.

De plus, la CAF était en désaccord avec la conclusion de la CCI selon laquelle la concurrence constituait la raison d’être de l’exigence relative à l’absence de lien de dépendance dans l’exception relative aux institutions financières, déterminant ainsi qu’il s’agissait d’un exemple de déduction inopportune d’une intention législative non exprimée.

Décision de la CSC

La Couronne a fait appel de la décision de la CAF devant la CSC, qui a rejeté le pourvoi à l’unanimité. De l’avis de la CSC, la question qui se posait en l’espèce était « remarquablement simple » et se résumait à déterminer ce qu’il fallait entendre par « mener une entreprise », une question étroite d’interprétation législative, d’après elle.

La CSC a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel le régime du REATB, de manière générale, et l’exigence relative à l’absence de lien de dépendance, en particulier, visaient à lutter contre l’évitement fiscal. La CSC s’est appuyée sur des documents publiés par le ministère des Finances pour affirmer que le régime du REATB avait été adopté de manière à établir un équilibre entre deux objectifs concurrents en matière de politiques : la neutralité des exportations de capitaux et la neutralité des importations de capitaux. La neutralité des exportations de capitaux est atteinte lorsque le revenu de source étrangère est soumis au même taux d’imposition réel que le revenu de source canadienne, ce qui laisse les contribuables indifférents, du moins sur le plan fiscal, quant à la destination — canadienne ou étrangère — de leurs investissements, et qui, par conséquent, offre un moyen de protéger l’assiette fiscale canadienne contre l’érosion. Inversement, la neutralité des importations de capitaux est atteinte lorsque les Canadiens qui investissent à l’étranger sont imposés au même taux réel que les résidents du pays étranger en question. Un tel régime permet de maintenir l’équilibre entre les entreprises canadiennes et étrangères multinationales. La neutralité des exportations de capitaux tend à soumettre le revenu étranger à l’impôt canadien alors que la neutralité des importations de capitaux cherche le contraire. Autrement dit, le régime du REATB contribue à établir un équilibre entre ces deux objectifs concurrents en levant des impôts au Canada sur le revenu considéré comme « passif », selon la méthode de la comptabilité d’exercice, sans soumettre à l’impôt le revenu « actif » par ailleurs.

Selon la CSC, il n’y a aucune preuve que l’exigence relative à l’absence de lien de dépendance visait principalement à lutter contre l’évitement fiscal, comme le prétendait la Couronne, ni à promouvoir avant tout la concurrence internationale, comme l’a affirmé la CCI. La CSC s’est néanmoins dit d’accord avec la CAF sur le fait que l’analyse de la CCI exigeant que Glenhuron fasse concurrence à d’autres acteurs du marché bancaire de la Barbade constituait un exemple de déduction inopportune d’une intention législative non exprimée. Du reste, la CSC a conclu que pour retenir l’argument voulant que l’objectif de l’exigence relative à l’absence de lien de dépendance soit de prévenir l’évitement fiscal, il faudrait réécrire la loi.

De toute façon, selon la CSC, les mots employés dans les dispositions en cause étaient si clairs que l’interprétation du libellé lui-même (y compris le sens du mot « entreprise » dans ce contexte) aurait dû suffire à trancher la question devant les tribunaux d’instances inférieures plutôt que de porter en appel des intentions législatives alléguées et non exprimées. La CSC a souligné qu’en matière fiscale, une méthode textuelle, contextuelle et téléologique unifiée s’applique, laquelle commande de se concentrer attentivement sur le texte et le contexte de la loi pour cerner l’objectif général d’un régime. Elle a ajouté que, comme le régime du REATB abondait de détails et de subtilités complexes, il fallait donner pleinement effet aux termes précis et sans équivoque employés par le Parlement pour veiller à ce que les contribuables sachent exactement à quoi s’en tenir.

La CSC a soutenu que même si le terme « entreprise » a un sens large, les mots exacts utilisés sont « mener une entreprise », lesquels font ressortir l’intention du Parlement de mettre l’accent sur l’exploitation active de l’entreprise, plutôt que sur l’établissement de conditions préalables permettant à une société étrangère affiliée d’exercer ses activités. Selon elle, même si toute entreprise doit nécessairement se procurer des capitaux pour être en mesure d’exercer ses activités, la capitalisation elle‑même ne saurait être qualifiée d’exploitation d’une entreprise. La CSC a précisé que le contexte bancaire ne changeait rien à cela. Elle a toutefois reconnu qu’il existait une distinction entre la réception de fonds de déposants et la réception de fonds d’actionnaires, les déposants étant des clients de la banque à qui celle-ci fournit des services associés à la détention de leurs fonds, ce qui n’était pas le cas des actionnaires.

La CSC a signalé par ailleurs qu’une distinction est faite depuis longtemps dans la jurisprudence entre le fait de mener une entreprise et celui de se procurer des capitaux. Elle a en outre donné plusieurs raisons pour expliquer comment le fait de considérer la capitalisation comme faisant partie de l’exploitation d’une entreprise serait une interprétation inappropriée de l’exception relative aux institutions financières et risquerait d’avoir des conséquences sur le régime du REATB non voulues par le Parlement.

De l’avis de la CSC, la surveillance de l’entreprise par la société mère ne saurait non plus être assimilée au fait de mener une entreprise. Une société peut exploiter son entreprise en utilisant les fonds fournis par ses actionnaires ou en appliquant les politiques adoptées par le conseil d’administration au nom des actionnaires, mais cela ne change rien au fait que la société est l’entité qui mène l’entreprise. La surveillance par Loblaw des activités de Glenhuron ne permettait donc pas de conclure que les activités de cette dernière n’étaient pas menées avec des personnes sans lien de dépendance pour l’application de l’exception relative aux institutions financières.

En excluant les apports en capital et la surveillance de l’entreprise de son analyse, la CSC a conclu que seulement les activités génératrices de revenus pour Glenhuron comptaient pour la conduite de son entreprise, et que ces activités étaient menées principalement avec des personnes avec lesquelles elle n’avait pas de lien de dépendance (p. ex., les contreparties à un swap et les émetteurs de titres de créances).

La CSC n’a que frôlé la question à savoir s’il fallait faire porter l’analyse sur l’entreprise de placement de Glenhuron dans son ensemble plutôt que de segmenter l’analyse en fonction des divers secteurs d’activité de l’entreprise de placement exploitée par Glenhuron. Comme aucune des parties n’a soulevé le point dans le cadre de l’appel, la CSC a remis l’examen de cette question à une autre occasion.

Incidences

Bien que l’exception relative à l’absence de lien de dépendance ait été largement modifiée au cours des années d’imposition qui ont suivi celles visées dans l’affaire Loblaw Financial, la décision rendue dans cette dernière reste importante. Elle donne en effet des éclaircissements quant au poids à accorder à l’intention législative d’une règle fiscale particulière lorsque les mots utilisés dans le libellé de la disposition sont détaillés et précis. Le fait de pouvoir s’appuyer sur les mots clairs et précis employés dans une disposition permettra aux contribuables de prévoir les incidences fiscales de leurs activités avec un plus grand degré de certitude.

3. CONCLUSION

Les affaires Alta Energy et Loblaw Financial réaffirment des principes fondamentaux qui sous-tendent le droit fiscal canadien. Ces deux décisions, rendues à l’unanimité dans l’affaire Loblaw Financial et à la majorité dans l’affaire Alta Energy par la CSC, renforcent sans contredit le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster, selon lequel les contribuables sont en droit d’organiser leurs affaires pour réduire au minimum l’impôt à payer (Commissioners of Inland Revenue v. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.)). Mais il n’y a pas que celui-là. Elles font également ressortir l’importance des principes de certitude et de prévisibilité dans les lois en matière d’impôt, ainsi que du principe d’équité qui émane de l’interprétation des mots précis et sans équivoque utilisés dans une disposition d’une manière qui accorde un poids suffisant au texte et au contexte des lois; faisant de ces décisions des ajouts opportuns à la jurisprudence canadienne en matière de droit fiscal. Il est évident que la prise en considération de l’intention législative demeure un aspect important de l’interprétation des lois, mais nous savons maintenant qu’accorder une importance indue à une intention législative alléguée, surtout en l’absence de preuve évidente et convaincante d’une telle intention, s’écarte de l’approche qu’il convient d’adopter dans un processus d’analyse juridique. Des principes similaires s’appliquent au moment d’interpréter des conventions fiscales, où le principe d’équité réside dans le fait que les États contractants doivent chacun respecter leur part de l’entente dont ils ont convenu. Les contribuables canadiens peuvent continuer de tabler sur les principes qui soutiennent l’analyse des lois fiscales depuis des décennies, sachant que la raison d’être des règles en fonction desquelles ils gèrent leurs affaires ne changera pas en fonction de jugements de valeur survenant après l’établissement de ces règles ou de théories non fondées sur les raisons pour lesquelles ces règles ont été adoptées à l’origine.

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