Le 11 janvier 2019, dans l’affaire Frank c. Canada (Procureur général) (l’« arrêt Frank »), la majorité des juges de la Cour suprême du Canada (la « CSC ») ont déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de la Loi électorale du Canada (la « LEC »), qui privent les citoyens canadiens résidant à l’étranger depuis cinq années consécutives ou plus du droit de voter à une élection fédérale. Les juges majoritaires ont conclu que ces restrictions violent de manière injustifiée le droit de vote de « tout citoyen canadien » prévu par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).
CONTEXTE
L’arrêt Frank a pour origine une contestation constitutionnelle de certaines dispositions de la LEC par deux citoyens canadiens qui ont été privés de leur droit de voter à une élection fédérale au motif qu’ils vivaient à l’étranger depuis plus de cinq ans.
En première instance, le juge M. Penny de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a noté que la Charte garantit le droit de vote en fonction de la citoyenneté et non de la résidence. Plus d’un million de citoyens canadiens vivaient à l’étranger depuis plus de 5 ans et étaient donc visés par les restrictions relatives au droit de vote en cause. Il a donc conclu que les dispositions contestées violent l’article 3 de la Charte et qu’elles ne peuvent pas être sauvegardées par application de l’article premier (qui prévoit que les droits énoncés dans la Charte peuvent être restreints dans des limites raisonnables). Ce faisant, il a indiqué que les objectifs énoncés par le gouvernement fédéral visant à assurer l’équité aux électeurs résidents, de même que l’intégrité du système électoral, ne sont pas fondés sur une preuve concrète.
En appel devant la Cour d’appel de l’Ontario, le gouvernement a reconnu la violation de l’article 3. Toutefois, il a reformulé l’objectif législatif et plaidé que l’exigence en matière de résidence prévue par la LEC, qui restreint le droit de vote des citoyens canadiens non résidents, vise à préserver le « contrat social » entre l’État et le citoyen, contrat qui serait fondé sur le lien entre le droit d’un citoyen d’élire ses législateurs et son obligation d’obéir aux lois. Dans une décision majoritaire de deux juges contre un, le juge en chef Strathy, s’exprimant au nom de la majorité, a infirmé la décision de première instance au motif que la préservation du contrat social est un objectif législatif valide et que la violation de l’article 3 est justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Le juge J. Laskin, dissident, s’est montré sceptique à l’égard de l’objectif relatif au contrat social, notant qu’il s’agit d’un nouvel argument qui ne correspond pas à l’intention du parlement au moment où la loi a été promulguée.
DÉCISION DE LA CSC
Au nom de la majorité de la CSC, le juge en chef R. Wagner accueille l’appel et conclut que l’exigence relative à la résidence prévue par la LEC prive déraisonnablement des citoyens de leur droit de vote et n’est pas sauvegardée par application de l’article premier de la Charte. Le juge M. Rowe s’est rallié à la décision de la majorité, mais pour d’autres motifs, tandis que les juges Côté et Brown ont exprimé leur dissidence.
En examinant la nature du droit en question, les juges majoritaires soulignent que le vote est un droit politique fondamental qui ne peut être restreint sans une justification impérieuse, et que toute dérogation à ce droit fondamental doit être examinée en fonction d’une norme « stricte » en matière de justification : « les cours de révision doivent soigneusement et rigoureusement examiner la justification du gouvernement dans ce contexte, plutôt que d’adopter une attitude empreinte de déférence. »
En ce qui a trait à l’objectif législatif, les juges majoritaires concluent que la préservation du contrat social n’est pas un objectif urgent et réel justifiant une limitation du droit de vote. Selon le juge en chef : « la théorie du contrat social n’est, justement, qu’une théorie. La préservation du contrat social n’est pas un objectif » et « le modèle du ʻcontrat socialʼ qui a été présenté en l’espèce est dénué de contenu et manque de précision. » Les juges majoritaires conviennent que la promotion de l’équité électorale constitue un objectif urgent et réel, mais soulignent que le fait de « nier les droits de vote de citoyens non résidents simplement parce que ceux-ci ont dépassé un seuil arbitraire de cinq ans ne résiste pas à l’analyse. »
Quant à la question de déterminer si les moyens choisis par le Parlement pour atteindre son objectif d’équité électorale sont proportionnés à la limitation du droit, les juges majoritaires concluent que les restrictions du droit de vote ont une portée excessive (et qu’elles ne constituent donc pas une atteinte minimale), que la limite de cinq ans est arbitraire et que peu d’éléments permettent d’établir que les mesures ont été conçues pour répondre à un problème précis. Ils notent que le gouvernement n’a pu démontrer aucune corrélation entre le nombre d’années qu’un Canadien a résidé à l’étranger et l’ampleur de son engagement subjectif envers le Canada. Ils reconnaissent plutôt que dans une société mondialisée, bon nombre de Canadiens vivant à l’étranger « ont des racines politiques, familiales, financières ou culturelles profondes au Canada ». De plus, ils soulignent que les citoyens non résidents vivent avec les conséquences des lois canadiennes : « un grand nombre de lois sont d’application extraterritoriale et confèrent à la fois des avantages et des obligations aux citoyens non résidents, notamment les lois relatives aux impôts, au droit criminel, aux mesures contre la corruption à l’étranger, aux prestations gouvernementales et à la citoyenneté ».
En concluant que la violation ne constitue pas une atteinte minimale, les juges majoritaires indiquent que : « [b]on nombre de citoyens canadiens, parmi les meilleurs et les plus brillants, vivent à l’étranger — et ils sont d’ailleurs encouragés à le faire — pour toutes sortes de motifs, par exemple pour poursuivre des études ou des objectifs professionnels, et ils sont souvent des ambassadeurs des valeurs canadiennes dans ce qu’ils entreprennent », et que le fait de priver ces citoyens du droit de vote « frappe non seulement au cœur de leurs droits fondamentaux, mais se fait aussi au détriment de leur dignité et de leur valeur intrinsèques ».
RÉPERCUSSIONS
L’arrêt Frank fait que les citoyens canadiens qui vivent à l’extérieur du pays depuis cinq ans ou plus auront désormais le droit de voter aux élections fédérales. Voilà qui est particulièrement important pour les personnes qui n’ont pas le droit de voter dans leur pays de résidence (car les restrictions relatives au droit de vote entraînaient une privation complète du droit de vote de ces personnes). Un parallèle peut être établi entre les répercussions de l’arrêt Frank et un train de réformes électorales qui sont entrées en vigueur avec l’adoption du projet de loi C-76 en décembre 2018 (le projet de loi a été déposé alors que l’appel était en cours). Toutefois, l’arrêt a une portée constitutionnelle que les réformes politiques du gouvernement actuel n’ont pas.
De manière plus générale, le rejet par la majorité de la CSC de la justification fondée sur le contrat social et l’analyse de l’article 1 par celle‑ci montrent que les arguments invoqués par le gouvernement pour justifier toute restriction de droits protégés par la Charte continueront d’être minutieusement décortiqués tout comme les faits présentés en preuve.
Blakes a agi à titre de conseiller juridique de l’intervenante, la Canadian American Bar Association, dans le cadre de cet appel.
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