Le 24 mars 2022, la Cour divisionnaire de l’Ontario (la « Cour divisionnaire ») a rendu sa décision dans l’affaire Stewart v. Demme, 2022 ONSC 1790 (l’« affaire Stewart ») en refusant d’autoriser la demande d'action collective fondée sur le délit d'intrusion dans l'intimité. Ce rejet s’ajoute à d’autres affaires récentes dans le cadre desquelles des tribunaux ontariens ont refusé l’autorisation d’actions collectives en matière d’atteinte à la vie privée (voir les Bulletins Blakes intitulés Proposed Privacy Class Action “Collapses in its Entirety” on Commonality (en anglais seulement) et La Cour divisionnaire de l’Ontario refuse d’autoriser une action collective fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité). Aux termes de la décision rendue dans l’affaire Stewart, le délit d’intrusion dans l’intimité ne s’appliquerait que dans des cas très sérieux d’atteinte à la vie privée. Même un accès non autorisé à des données considérées comme extrêmement délicates, comme des renseignements personnels sur la santé, ne créerait pas nécessairement une cause d’action.
CONTEXTE
Pendant dix ans, une infirmière d’hôpital aurait volé des milliers de comprimés analgésiques pour satisfaire sa dépendance. Afin de camoufler ses vols en faisant semblant d’obtenir ces comprimés pour des patients, l’infirmière aurait accédé au dossier médical de plus de 11 000 patients. Les dossiers contenaient une quantité limitée de renseignements à l’égard des patients, notamment l’unité hospitalière où ils recevaient des traitements, ainsi que leurs allergies et les médicaments qui leur avaient été prescrits. L’infirmière aurait accédé à ces dossiers pendant quelques secondes à la fois et uniquement dans le but de s’emparer de comprimés.
Le représentant a présenté une demande d’action collective contre l’infirmière et l’hôpital dans le but de réclamer des dommages-intérêts pour intrusion dans l’intimité et négligence. Pour qu’un demandeur puisse intenter une poursuite pour intrusion dans l’intimité, laquelle cause d’action a été reconnue pour la première fois en 2012 par un tribunal ontarien dans le cadre de l’affaire Jones v. Tsige, les trois conditions suivantes doivent être remplies :
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le défendeur doit s’être introduit dans les affaires personnelles du demandeur, sans justification légale;
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le défendeur doit avoir commis une intrusion intentionnelle ou téméraire;
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l’atteinte doit être considérée par une personne raisonnable comme étant hautement répréhensible (highly offensive), propre à causer de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse.
Les deux premières conditions nécessaires pour alléguer un délit dans l’affaire Stewart étaient satisfaites. Le tribunal saisi de la demande d’autorisation devait donc se pencher sur la troisième condition, c’est-à-dire déterminer si l’intrusion dans la vie privée des patients était hautement répréhensible, propre à causer de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse.
Le juge d’autorisation a conclu que la demande d’action collective fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité était viable. D’une part, il a noté que les faits invoqués ne constituaient pas exactement des faits criants qui demandent réparation. D’autre part, il a qualifié de « passagère » (fleeting) l’intrusion de l’infirmière, ne permettant à cette dernière d’accéder qu’à peu de renseignements personnels sur la santé des patients. Néanmoins, selon son raisonnement, toute intrusion, même minime, dans un domaine aussi confidentiel que celui des renseignements personnels sur la santé pouvait être considérée comme hautement répréhensible et donnant un droit d’action. Le juge a donc autorisé l’action collective.
DÉCISION DE LA COUR DIVISIONNAIRE
La Cour divisionnaire a rejeté la décision rendue par le tribunal saisi de la demande d’autorisation et a refusé d’autoriser l’action collective fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité.
Elle a conclu que tout accès à des renseignements personnels sur la santé ne donnait pas forcément matière à poursuite pour délit d’intrusion dans l’intimité. Elle a souligné plutôt que, selon les faits invoqués, l’intrusion commise doit être hautement répréhensible d’un point de vue objectif et compte tenu de l’ensemble des circonstances propres à la situation. Si les faits invoqués d’une affaire ne constituent pas des faits criants demandant réparation, alors le seuil élevé pour faire autoriser une demande fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité n’est pas atteint.
Après avoir examiné les faits invoqués dans l’affaire Stewart, la Cour divisionnaire a conclu que l’accès aux renseignements personnels des patients ne constituait pas une offense hautement répréhensible, puisque :
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l’intrusion de l’infirmière dans le dossier médical des patients n’était que passagère;
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les dossiers auxquels l’infirmière avait eu accès contenaient de l’information de nature peu délicate;
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l’intention de l’infirmière en accédant aux dossiers n’était pas de consulter les renseignements personnels des patients, mais d’obtenir des médicaments.
POINTS À RETENIR
Bien que la décision rendue dans l’affaire Stewart puisse être portée en appel, elle demeure un développement important du droit canadien en matière de protection de la vie privée. Elle démontre le seuil élevé qu’une demande doit atteindre pour que soit autorisée une action collective fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité. Seules les atteintes à la vie privée intentionnelles et hautement répréhensibles peuvent donc donner un droit d’action. Pour déterminer si une atteinte à la vie privée est hautement répréhensible ou non, l’ensemble des circonstances propres à la situation en question devra être pris en considération, y compris l’ampleur et la portée de l’accès aux renseignements personnels, le degré de confidentialité de l’information qui a été accédée et les intentions du défendeur.
La décision dans l’affaire Stewart est également marquante parce que la Cour divisionnaire y signale que toute intrusion dans des renseignements personnels sur la santé ne génère pas nécessairement un droit d’action en responsabilité délictuelle. Les tribunaux pourraient bien vouloir appliquer ce raisonnement à d’autres cas concernant des renseignements personnels considérés habituellement comme étant les plus sensibles, tels que des renseignements financiers, des relevés d’emploi et de la correspondance privée.
Enfin, l’affaire Stewart démontre une fois de plus que le critère d’autorisation d’une cause d’action raisonnable constitue un mécanisme de filtrage valable dans le contexte des actions collectives. Les demandes d’autorisation, y compris les demandes inédites fondées sur des causes d’action reconnues, peuvent être entièrement analysées à l’étape des actes de procédure.
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