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La Cour suprême du Canada clarifie le test visant à établir s’il y a expropriation déguisée par l’État en common law

10 novembre 2022

La Cour suprême du Canada (la « Cour ») a rendu une décision récemment dans l’affaire Annapolis Group Inc. c. Halifax Regional Municipality, 2022 CSC 36 (l’« affaire Annapolis »). Elle y donne des précisions quant au test relatif à l’expropriation déguisée (ou expropriation de fait) d’une propriété privée par l’État. La Cour élargit les circonstances dans lesquelles une municipalité ou le gouvernement peut être tenu d’indemniser un propriétaire foncier à la suite de l’imposition de restrictions limitant l’utilisation d’un terrain  appartenant à ce dernier.

Dans une décision précédente rendue en 2006, Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville) (l’« affaire CFCP »), la Cour avait expliqué que pour conclure à une expropriation déguisée, le demandeur doit établir : 1) que l’État a acquis un intérêt bénéficiaire dans son immeuble et 2) que la mesure prise par l’État a supprimé toutes les utilisations raisonnables de celui-ci. Selon l’interprétation de certains tribunaux inférieurs, par « intérêt bénéficiaire », il fallait comprendre que l’État devait avoir acquis un droit réel dans l’immeuble.

Dans l’affaire Annapolis, les juges majoritaires ont expliqué que l’« intérêt bénéficiaire » acquis par l’État dans l’immeuble doit être compris de manière plus large et comprend un « avantage » pour l’État, sans nécessité d’établir l’acquisition d’un droit réel dans l’immeuble. La décision apporte aussi des précisions sur les circonstances dans lesquelles la réglementation de l’utilisation d’un terrain par l’État peut mener à une expropriation déguisée donnant droit à une indemnisation.

CONTEXTE

Annapolis Group Inc. (« Annapolis ») était propriétaire de 965 acres de terrains à Halifax (les « terrains ») qu’elle avait l’intention d’aménager. En 2006, Halifax adopte un plan d’aménagement de son territoire dans lequel elle réserve une partie des terrains pour inclusion future dans un parc régional et cible une autre partie pour y permettre le développement d’un quartier résidentiel. Pour que le projet résidentiel se réalise, Halifax devait adopter une résolution autorisant un « processus de planification secondaire » et modifier son règlement de zonage.

À compter de 2007, Annapolis fait plusieurs tentatives pour développer les terrains. En 2016, Halifax adopte une résolution aux termes de laquelle elle refuse d’entamer le processus de planification secondaire requis, ce qui donne lieu à une action en justice par Annapolis qui prétend que ses terrains ont fait l’objet d’une expropriation déguisée et réclame une indemnité en conséquence.

Halifax demande le rejet sommaire de cette poursuite au motif que cette dernière n’a aucune chance de succès, sur la base de l’affaire CFCP. La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse conclut que la demande d’Annapolis soulève des questions sérieuses nécessitant la tenue d’un procès. La Cour d’appel conclut au contraire qu’Annapolis ne sera pas en mesure de prouver qu’Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans les terrains. Elle conclut également que le fait de limiter l’utilisation des terrains ou d’en réduire la valeur par règlement n’est pas suffisant pour conclure que toutes les utilisations raisonnables de ceux-ci ont été éliminées.

DÉCISION

À la majorité, la Cour accueille l’appel d’Annapolis et ordonne que sa demande soit entendue à procès. Les juges majoritaires précisent le test relatif à une expropriation déguisée donnant droit à une indemnisation en common law, concluant notamment que l’« intérêt bénéficiaire » devant être acquis par l’État dans l’immeuble doit être compris de manière large comme un « avantage » et non seulement comme l’acquisition d’un droit réel par l’État dans l’immeuble visé. Ils expliquent que ce test est contextuel et axé sur les effets et les avantages de la mesure prise par l’État. Ils ordonnent aux tribunaux inférieurs de procéder à « une évaluation réaliste des questions dans le contexte de l’affaire » et d’examiner, entre autres :

  • la nature de la mesure gouvernementale en cause, le préavis donné au propriétaire des restrictions au moment où l’immeuble a été acquis et la question de savoir si cette mesure restreint les utilisations possibles de la propriété d’une manière compatible avec les attentes raisonnables du propriétaire;

  • la nature des terrains et leur utilisation antérieure;

  • la substance de l’avantage allégué. Les juges majoritaires expliquent qu’un « règlement qui ne laisse au titulaire de droits qu’une utilisation théorique des terrains, privé de toute valeur économique » satisferait au critère. De même, « restreindre les utilisations des terrains privés à des fins publiques » pourrait également satisfaire à ce volet du test.

La Cour se demande aussi si l’intention de l’autorité publique concernée doit être prise en considération dans cette analyse. Selon les juges majoritaires, même si cette intention n’est pas un élément de l’analyse, elle peut avoir une incidence sur le résultat. Par exemple, une preuve  indiquant que l’État avait l’intention de priver le propriétaire de toute utilisation raisonnable de l’immeuble pourrait appuyer une conclusion d’expropriation déguisée.

DISSIDENCE

Quatre des neuf juges de la  Cour expriment leur dissidence en faisant valoir que le refus de modifier le zonage par la municipalité régionale d’Halifax ne peut pas constituer une expropriation déguisée dans les circonstances. Selon eux, l’approche des juges majoritaires « élargit de manière dramatique la responsabilité potentielle des municipalités qui réglementent l’utilisation des terres », une affirmation que les juges majoritaires réfutent. De l’avis des juges majoritaires, la conduite alléguée d’Halifax allait au‑delà d’un simple refus de modifier le zonage dans la mesure où, en transformant les terrains en un parc public, « toutes les utilisations raisonnables » de ceux-ci par Annapolis se voyaient supprimées.

À RETENIR

  • L’État ne peut plus contester une demande d’expropriation déguisée en faisant uniquement valoir qu’il n’a pas acquis un droit réel dans l’immeuble concerné. Les tribunaux doivent adopter une approche contextuelle à ce sujet, axée sur les effets et les avantages de la mesure gouvernementale en cause. Quel est son effet pour le propriétaire foncier? Quel avantage le gouvernement en tire-t-il?

  • Un zonage qui « préserve efficacement un terrain privé en tant que ressource publique » peut constituer un « intérêt bénéficiaire » revenant à l’État. L’existence d’un tel règlement serait suffisante pour donner lieu à une expropriation déguisée donnant droit à une indemnisation si elle a pour effet de supprimer toute utilisation raisonnable du terrain par son propriétaire.

  • Le droit à une indemnisation peut être restreint par la loi. Les juges majoritaires ont reconnu que les gouvernements peuvent effectuer une expropriation sans payer d’indemnité dès lors qu’une telle intention ressort clairement de la loi habilitante. Dans l’affaire CFCP, par exemple, la loi applicable prévoyait que la ville de Vancouver n’était pas tenue d’indemniser un propriétaire pour toute perte subie par suite des restrictions au développement et à l’utilisation des terrains en cause.

  • La preuve de l’intention de l’autorité publique peut être pertinente aux fins de l’analyse. Les objectifs poursuivis par l’État peuvent constituer des éléments de preuve pertinents relativement à une réclamation pour expropriation déguisée.

Pour en savoir davantage, communiquez avec :

Claude Marseille           +1-514-982-5089
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