Dans l’affaire Lesenko v. Wild Rose Ready Mix Ltd. (l’« affaire Lesenko »), la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « CBRA ») a envoyé un message clair au Comité des règles de procédure et à la Cour d’appel de l’Alberta (la « CAA ») selon lequel elle souhaite que les règles sur les normes de contrôle applicables aux appels de décisions de juges des requêtes soient modifiées.
Contexte
Le litige à l’origine de l’affaire Lesenko était simple et découlait d’un différend entre les propriétaires demandeurs et l’entrepreneur intimé. À la suite d’un défaut de paiement des propriétaires, l’entrepreneur a enregistré des privilèges sur le bien immobilier concerné. Les propriétaires se sont conformés à une ordonnance sur consentement et ont versé une somme en espèces au tribunal en garantie de l’action relative aux privilèges, ceux-ci étant ensuite radiés du titre de propriété. Par la suite, l’entrepreneur a omis d’engager une procédure d’exercice des privilèges dans un délai de 180 jours, tel que requis selon l’ordonnance sur consentement, mais il a néanmoins intenté une poursuite contre les propriétaires. Ces derniers ont alors demandé une ordonnance afin de faire rejeter l’action relative aux privilèges et d’obtenir la restitution de leur dépôt en garantie. De son côté, l’entrepreneur a demandé une ordonnance prolongeant la durée de l’ordonnance sur consentement afin qu’il puisse engager la procédure d’exercice des privilèges.
Le juge des requêtes, W.S. Schlosser, a accueilli la demande des propriétaires et rejeté celle de l’entrepreneur. L’entrepreneur a porté la décision en appel et déposé une déclaration sous serment additionnelle dans laquelle son représentant explique pourquoi il ne s’était pas conformé à l’ordonnance sur consentement.
Décision de la CBRA
Les normes de contrôle appropriées qui s’appliquent aux appels de décisions de juges des requêtes sont une source de tension depuis l’adoption de la version actuelle des Rules of Court (les « Règles de procédures ») de l’Alberta en 2011. Selon ces règles, un appel d’une telle décision est entendu sur le vu du dossier, ce qui laisse entendre que les normes de contrôle qui s’appliquent habituellement aux appels devraient s’appliquer en l’espèce. Or, la CAA a confirmé que les appels de décisions rendues par des juges des requêtes sont des appels de novo (c.-à-d. qu’elles donnent lieu à une nouvelle audition).
Au cours des années qui ont suivi, les juges de la CBRA ont critiqué l’approche relative aux appels de novo en invoquant le fait que ceux-ci sont inefficaces et contraires au virage culturel que la Cour suprême du Canada a requis en ce qui a trait aux instances civiles. Dans l’affaire Lesenko, le juge Feasby a présenté sa position d’emblée selon laquelle le fait de permettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un appel tout en appliquant une norme de contrôle qui ne commande aucune déférence constitue un gaspillage des ressources alors que la CBRA arrive péniblement à répondre aux demandes du public. Il ajoute qu’il est temps de se demander si les raisons sur lesquelles est fondée l’approche de l’Alberta en matière d’appels de décisions des juges des requêtes continuent de justifier les pratiques en place.
Le juge Feasby s’est ensuite penché sur la jurisprudence historique de la province, les pratiques dans d’autres juridictions, des considérations d’ordre constitutionnel et une analyse comparative de la procédure civile et du droit administratif. Il a rappelé que les juges de l’Alberta ont traditionnellement hésité à faire preuve d’un haut degré de déférence envers les protonotaires (Masters), soit l’ancien nom donné aux juges des requêtes, parce qu’ils craignaient de limiter ainsi l’exercice de la compétence d’un juge nommé par le gouvernement fédéral. Cela dit, les juges de l’Ontario et les juges fédéraux entendent les appels de décisions rendues par des juges associés en ayant recours aux normes de contrôle applicables en appel apparemment sans se préoccuper des questions liées à la compétence.
Selon le juge Feasby, la constitution ne prévoit aucune défense en faveur d’une norme qui ne commande aucune déférence, particulièrement du fait que les normes de contrôle applicables en appel conviennent au contrôle de décisions rendues par des juges comme ceux de la Cour de Justice de l’Alberta. Par ailleurs, la Cour suprême du Canada, quoique dans des contextes différents, a exigé, dans l’affaire Hryniak c. Mauldin, un virage culturel dans le domaine du litige, et, dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, a statué que le terme « appel » commande le recours aux normes de contrôle applicables en appel.
Tenant compte de tout ceci, le juge Feasby a conclu qu’il n’existe aucune raison impérieuse d’exiger que les appels de décisions de juges des requêtes soient assujettis à une approche différente de celle qui s’applique aux appels de décisions rendues par d’autres organismes décisionnels établis par la loi. De fait, étant donné que les dates d’audition pour les demandes présentées en chambre spéciale sont déjà fixées en 2025, le juge avance qu’une nouvelle approche s’impose.
Le juge Feasby propose que les appels de décisions rendues par des juges des requêtes soient entendus comme s’il s’agissait de tout autre type d’appel. Dans le cas des appels ne comprenant pas de nouveaux éléments de preuve, les normes de contrôle présentement applicables en appel devraient s’appliquer; le droit des appelants de plaider leur cause devrait se limiter à être entendu sur le vu du dossier, les nouveaux éléments de preuve n’étant pris en considération que dans la mesure où ils sont susceptibles d’avoir une incidence importante sur la décision. Cette solution nécessiterait toutefois que des modifications soient apportées aux Règles de procédures. Le juge Feasby a donc conclu en demandant respectueusement que le Comité des règles de procédure révise le paragraphe 3) de la règle 6.14 des Règles de procédures afin de l’harmoniser avec la pratique générale en vigueur pour les appels.
Principaux points à retenir
L’affaire Lesenko indique que la CBRA est consciente et préoccupée des retards dans le système de justice civile et qu’elle cherche à trouver une solution pour y remédier. Ces retards constituent maintenant une véritable barrière à l’accès à la justice. Comme le note le juge Feasby, l’accumulation des causes en attente en matière civile est très importante et continue de s’aggraver. Si l’affaire Lesenko ne peut avoir pour effet de modifier les Règles de procédure, elle n’en demeure pas moins un cri d’alarme lancé au Comité des règles de procédure afin que soit harmonisée la procédure d’appel des décisions rendues par les juges des requêtes avec la procédure d’appel de décisions rendues dans d’autres ressorts et par d’autres juges nommés en vertu d’une loi.
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