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Force majeure : quelle stratégie pour vos contrats?

29 mai 2020
« Les parties pourraient réfléchir ou du moins être poussées à revoir la nature ou la structure même de leur relation contractuelle, notamment pour voir si on ne devrait pas réfléchir à une allocation des risques plus équilibrée ou différente de ce qu’on a l’habitude de voir normalement dans un contexte avant pandémie.»
Clémentine Sallée, associée au sein du groupe Infrastructure de Blakes

Retranscription

Mathieu : Bonjour! Je m’appelle Mathieu Rompré.

Catherine : Et moi c’est Catherine Schwartz. Bienvenue au deuxième épisode de continuité, un balado de Blakes. Le deuxième et dernier balado en ce qui me concerne.

Mathieu : Cette semaine nous allons parler … Quoi?  Catherine?  Pardon?  Qu’est-ce que tu racontes?

Catherine : Ben Mathieu je comprends que t’es mon patron, mais là avec les impacts des mesures sanitaires, le travail à distance et un bébé à la maison, faudrait que je ressorte mon contrat, mais je vais peut-être devoir évoquer la force majeure!

Mathieu : Ben là! Je pense que le contexte de force majeure, euh, s’applique pas ici, là!

Catherine : LOL! OK Boomer!

Mathieu : OK Boomer? J’suis pas boomer du tout! Regarde, je pense qu’on va parler aux vrais professionnels, l’associée Clémentine Sallée, qui est associée en droit des infrastructures et des grands projets.

Catherine : Et Patrick Lapierre, avocat en litige et règlement des différends.

Mathieu : Clémentine ça fait maintenant onze semaines qu’on a annoncé le confinement au Québec. Est-ce que les préoccupations des entreprises ont évolué depuis le début de la crise en termes d’obligations contractuelles?

Clémentine : Oui, en effet, je dirais qu’on peut parler de deux phases pour l’instant, une de réaction suite à la déclaration de la COVID-19 comme pandémie par l’OMS et la déclaration d’urgence sanitaire par le Québec et les premières mesures de fermeture des activités et des services qui étaient jugés non prioritaires qui ont été adoptées par le gouvernement et une deuxième période que je dirais de projection ou de planification, maintenant qu’il y a des plans de déconfinement et que les activités économiques recommencent. Puis, je dirais que ces deux périodes ne sont pas mutuellement exclusives, elles se superposent. Au niveau contractuel, au cours de la première période, l’accent était vraiment mis sur les contrats existants et pour chacune des parties, quels sont les impacts de la pandémie, quels sont les impacts des mesures gouvernementales, comment est-ce que je peux protéger mes intérêts, limiter mes pertes et bénéficier de la protection de clauses contractuelles ou prévues par la loi comme, par exemple, la force majeure. Au cours de la deuxième période, maintenant que les parties ont un peu plus d’information malgré les incertitudes sur la pandémie et ses possibles impacts, les parties se demandent comment poursuivre leurs relations contractuelles existantes ou en construire de nouvelles dans ce nouveau contexte.

Catherine : Patrick, dans ta pratique en litige as-tu vu beaucoup d’entreprises essayer de se prévaloir de ces fameuses clauses de force majeure?

Patrick : En effet Catherine, nous avons reçu et nous continuons de recevoir plusieurs questions de la part de nos clients en lien avec ces fameuses clauses de force majeure. Dans le contexte actuel, le défi c’est que depuis le 13 mars, seules les activités judiciaires considérées comme étant urgentes sont entendues par les tribunaux. Dans les situations pour lesquelles on a demandé notre assistance, il ne s’agissait pas toujours effectivement de cas urgents qui justifiaient une intervention rapide des tribunaux là dans le contexte actuel. Je dirais qu’une très grande partie de notre travail dans les dernières semaines a été de travailler de concert avec nos clients afin de les aider à trouver des solutions temporaires faites plutôt sur mesure pour les aider à s’entendre avec leurs cocontractants jusqu’à ce que la situation s’améliore. Certains dossiers ont effectivement nécessité, étant donné l’impasse, que l’une des parties s’adresse à la Cour pour demander l’émission d’ordonnances de sauvegarde ou de saisies avant jugement ou d’injonctions provisoires qui sont tous des recours qui sont présentement entendus par les tribunaux. Dans certains cas urgents particuliers, ces types de recours qui ont habituellement comme objectif de maintenir l’équilibre entre les parties pendant le litige peuvent s’avérer un outil de dernier recours efficace dans un contexte où les négociations achoppent, ou les parties ne réussissent pas à s’entendre.

Catherine : Mais pour ces dossiers urgents justement s’étant retrouvés devant les tribunaux, comment ces derniers ont-ils réagi face aux demandes des parties?

Patrick : Le critère de l’urgence est d’autant plus strict dans le contexte actuel étant donné que seules les matières urgentes peuvent être entendues par les tribunaux. Aussi, sans le bénéfice d’une preuve plus complète quant aux effets réels de la pandémie sur la capacité du cocontractant à exécuter ses obligations, les tribunaux peuvent être réticents à émettre des ordonnances de ce type si le refus d’exécuter ces obligations n’apparaît pas, à sa face même du moins, manifestement injustifié. Ce qu’on a vu cependant lorsqu’on est allé plaider des dossiers à la Cour, c’est justement que l’ampleur de la situation actuelle semble avoir un peu assoupli ces critères. Ce qui a d’ailleurs donné lieu, souvent au nom de l’équité et étant donné le caractère exceptionnel de la situation actuelle, à l’émission d’ordonnances qui s’écartaient des principes traditionnels et qui n’auraient potentiellement pas été envisageables avant la pandémie.

Mathieu : Clémentine une grande partie de ton travail porte sur les projets d’infrastructure ou les grands projets. Est-ce que tu as observé que plus d’entreprises faisaient présentement appel aux clauses de force majeure dans ce secteur-là en particulier?

Clémentine : Oui, en effet Mathieu et bien entendu comme pour tous les autres contrats, il a été fait et parfois encore il est encore fait appel aux clauses de force majeure dans le cadre des projets d’infrastructure. Une des particularités des projets sur lesquels je travaille, c’est des ententes à long terme qui gouvernent des projets d’infrastructure d’envergure et dans ce type d’ententes ou de contrats, les clauses de force majeure sont très détaillées. Donc, ça veut dire qu’il y a une liste de situations précises qui peuvent donner lieu à une force majeure. Il est vraiment rare, même je dirais inusité, que le contrat soit silencieux et que les parties doivent s’en remettre aux dispositions du Code civil du Québec qui s’applique par défaut. Mais outre les cas de force majeure, les parties dans le cadre de ces ententes font et ont également fait appel à d’autres dispositifs contractuels qui n’existent pas forcément dans leur contrat. Par exemple, il y a toute une autre, d’autres catégories d’événements extraordinaires comme les événements qui donnent lieu à un délai ou à une indemnité, ou les événements exonératoires, pour en citer quelques-uns. Il y a aussi des clauses de changement de loi qui parfois ont pu être utilisées en raison des arrêtés ou des décrets qui ont été adoptés par le gouvernement ou soit encore des clauses qui sont relatives à l’accès à un site de construction et dans la mesure où on n’avait pas accès à ces sites ça peut donner lieu à des recours ou des clauses relatives à l’urgence qui pourraient – la pandémie pourrait être considérée comme une urgence dans certains cas. Un petit peu comme Patrick le disait, que chacune des parties essaie de trouver une solution qui répond à ses propres besoins, je dirais que chaque projet est différent, chaque entente a ses propres particularités et il n’y a pas, comme on dirait en anglais, de « one size fits all ». 

Catherine : Merci Clémentine. Patrick, dirais-tu qu’invoquer la force majeure à ce stade est toujours une bonne stratégie?

Patrick : Pas toujours effectivement. En fait tout dépend du contexte. Il y a plusieurs choses à prendre en considération avant de décider d’invoquer une clause de force majeure. Au niveau des clauses contractuelles, il faut d’abord analyser la clause et le contrat dans son ensemble. Donc, tout d’abord, il faut déterminer si la pandémie actuelle peut être considérée effectivement comme étant une force majeure au sens du contrat. Il faut aussi analyser quels sont les effets prévus dans le contrat de la survenance d’un événement force majeure. Donc, dans certains cas, il se peut que le contrat prévoie que les obligations en question soient abolies ou suspendues ou simplement modifiées. Dans d’autres cas, par contre, invoquer une clause de force majeure peut entraîner la résiliation pure et simple de l’entente. Il faut donc réfléchir à l’ensemble des remèdes disponibles avant d’invoquer la clause de force majeure et aussi s’attarder sur les autres clauses contractuelles qui pourraient être invoquées comme des clauses de hardship ou de résiliation de contrat. À certains égards, des clauses de règlement alternatif de différends pourraient être invoquées aussi pour recourir à la médiation ou à l’arbitrage. Finalement dans la mesure où le droit d’invoquer la clause de force majeure est ambigu, il faut faire attention aussi à ce qui pourrait arriver si jamais notre droit de l’invoquer est contesté. On peut penser notamment à des clauses de dommages liquidés qui pourraient devenir applicables si un tribunal conclut qu’un contrat a été résilié sans droit.

Mathieu : Merci, Patrick et Clémentine, en terminant, mettons peut-être de côté la question de la force majeure, dans une hypothèse où ce n’est pas applicable. Qu’est-ce qu’on peut faire pour se protéger si ont doit négocier un nouveau contrat?

Clémentine : Bien, je dirais que deux éléments sont à considérer et discuter par les parties s’ils sont en train de s’engager dans une nouvelle relation contractuelle. Premièrement, les parties pourraient réfléchir ou du moins être poussées à revoir la nature ou la structure même de leur relation contractuelle, notamment pour voir si on ne devrait pas réfléchir à une allocation des risques plus équilibrée ou différente de ce qu’on a l’habitude de voir normalement dans un contexte avant pandémie. Donc, par exemple, on peut penser à des modèles contractuels un petit peu différents qui se fondent plus sur la coopération comme des partenariats ou des coentreprises dans le domaine commercial ou dans le domaine de l’infrastructure ou de la construction on parle beaucoup de contrats qui sont dits agiles ou on parle aussi de « alliance partnership » et c’est des contrats en vertu desquels les parties mettent en commun une portion des risques et des bénéfices du projet et qui permettent d’avancer par étape et de déterminer est-ce qu’on continue à y aller ou non. Donc ça, ça peut être une première manière de réfléchir à une nouvelle relation contractuelle. Une deuxième manière, si on choisit un contrat plus traditionnel c’est, je dirais de déterminer s’il est nécessaire de prévoir une clause spécifique relative à la COVID-19, incluant pour pallier les déficiences ou les lacunes qui ont été observées dans les contrats actuels. Donc, on a vu par exemple, dans les contrats actuels que les clauses d’atténuation des dommages posaient problème parce qu’elles n’étaient pas assez détaillées ou le fait que la pandémie est une situation qui dure dans le temps n’était pas adaptée à des clauses contractuelles qui voyaient la force majeure par exemple comme un élément ponctuel. C’est sûr qu’il y a certaines parties qui considèrent qu’étant donné que les gens savent que la COVID-19 existe, ils sont capables d’évaluer les risques qu’il peut y avoir dans le cadre de leur relation contractuelle. Certaines parties disent : « prends en compte ces risques, puis inclus-les dans ton prix, mais je ne veux pas forcément créer une clause COVID spécifique ». Cependant pour ceux qui aimeraient prévoir les clauses COVID-19 spécifiques, elles peuvent être plus ou moins détaillées et le but c’est de mettre en place des mesures ou des mécanismes face à certains risques et de déterminer le partage des coûts associés à ces mesures ou ces mécanismes. Donc, par exemple, dans un contrat où un des cocontractants a un sous-traitant qui est clé dans sa chaîne d’approvisionnement, on pourra réfléchir à comment est-ce qu’on prend en compte ce risque si le sous-traitant ne peut plus fournir. Donc, quelles seraient les mesures alternatives d’approvisionnement par exemple. Ou on peut penser à un standard de performance qui serait plus adapté à la situation ou encore à une limite de responsabilité dans certains cas, mais la liste est longue et plusieurs clauses peuvent être prévues. Une autre option au lieu de prévoir ces mesures et mécanismes spécifiques, ça serait de prévoir une clause générale de coopération selon laquelle les parties s’entendraient pour s’asseoir et collaborer à la recherche d’une solution lorsque surviennent certaines perturbations qui sont dues à la COVID‑19, voir à des futurs cas de pandémie ou autres qui pourraient venir affecter la relation contractuelle. Et dans ce cas, il sera très important pour les parties de prévoir l’étendue de ce devoir de collaboration. Donc quand est-ce qu’ils vont s’asseoir, qu’est-ce qui va déclencher ce devoir, le standard de collaboration et qu’elles seraient les conséquences si une partie ne le respectait pas.

Mathieu : Merci beaucoup, Clémentine Sallée, et merci aussi Patrick Lapierre. Vous nous avez donné beaucoup de matière à réflexion.

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Mathieu : Prenez soin de vous et à bientôt!

À propos du balado Volume d’affaires de Blakes

Notre balado Volume d’affaires (anciennement Continuité) se penche sur les répercussions que peut avoir l’évolution du cadre juridique canadien sur les entreprises, et ce, dans notre réalité « post-COVID-19 » et dans l’avenir. Des avocates et avocats de tous nos bureaux discutent des défis, des risques, des occasions, des développements juridiques et des politiques gouvernementales dont vous devriez avoir connaissance. Nous abordons par ailleurs divers sujets qui vous importent et qui sont liés à la responsabilité sociale, comme la diversité et l’inclusion.

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